Victor Leroy (maire d'Arras de 1919 à 1922, décédé en fonction) est l'un des rares Arrageois à être resté dans la ville bombardé durant la durée de la Grande Guerre. Il entretient une correspondance avec Alice Advielle (1842 - 1924), conservateur du Musée, réfugié à Montreuil-sur-Mer avec sa famille. Victor Leroy décrit ses tentatives souvent désespérées de sauver les œuvres du Musée qu'il chérit ; il évoque aussi le quotidien de la ville martyre.
Cette correspondance qui débute le 12 mars 1915 et qui se termine le 16 avril 1919 a resurgi comme par miracle plus d'un siècle après sa rédaction. Malheureusement, les lettres d'Alice Advielle adressées à Victor Leroy ne nous sont pas parvenues.
Nous adressons nos plus vifs remerciements à Pierre Ducrocq, notaire à Arras, pour avoir confié cette correspondance inédite et exceptionnelle à l'ASSEMCA. Une édition papier devrait voir le jour en partenariat avec les Amis du Musée.
La transcription de cette longue correspondance a été faite par Agnès et Gérard Devulder, Jean-Yves Beaumont et Thierry Dehay pour l'ASSEMCA.
Nous marquons en gras les correspondances revêtant un intérêt majeur particulier.
Arras le 12 mars 1915
Cher Monsieur,
J’ai appris que vous étiez réfugié à Montreuil. Je vous adresse cette lettre dans l’espoir qu’elle vous parviendra ; donnez-moi de vos nouvelles et votre adresse exacte ; j’ai appris dimanche que des soldats pénétraient dans le musée ; je m’y suis rendu et le brave et entêté Boidin m’a soutenu que ce n’était pas possible ; qu’il surveillait trop pour cela ! Nous sommes montés au second et dans la galerie de minéralogie j’ai trouvé une ouverture communiquant avec le grand séminaire : elle avait été faite par des soldats dans le paillotis qui séparait les deux bâtiments. Boidin n’était pas convaincu ; je l’ai emmené dans la pièce du plan d’Arras que j’avais fait démonter il y a quelques semaines et lui ai montré les vitrines aux monnaies d’Arras. Ces vitrines mal fermées se lèvent facilement et je peux en retirer les pièces qui s’y trouvent. En sortant de là, pour justifier mes craintes, nous voyons deux soldats et un sergent qui venaient justement de pénétrer par l’ouverture du paillotis ; ils se sont trottés [sic] en nous voyant et Boidin n’a pu les rattraper. Depuis il y a une enquête militaire qui restera sans résultat. Notre musée est dans un état déplorable, les planchers inondés et, quoi qu’en dise Boidin, pas serpillés à temps. Ainsi plusieurs plafonds sont tombés et d’autres ne tiendront pas. Tous les tableaux du dépotoir ! sont détruits et dans la grande galerie le tableau de la prière en mer par Duthoit est arraché sur un coin et va s’abattre sur le plancher. J’ai pris sur moi d’envoyer Hoel actuellement sans ressources, de lui faire enlever les tombereaux de verres brisés de plateaux et autres décombres. Ça n’a pas l’air de convenir à Boidin qui désire rester seul avec son fils pour l’entretien du musée. J’ai passé outre car cet entretien est cruellement négligé. J’ai vu le maire qui viendra aujourd’hui ou demain passer en revue toutes les pièces et l’autoriser à mettre à l’abri les toiles de la galerie, les fenêtres ont en effet été brisées et la pluie vient mouiller le derrière des toiles. Je tâcherai de trouver de vieux sacs. Hoel est de bonne volonté mais trop vieux pour mener tout ce travail. Maintenant que Wantier est mort il faut rechercher une personne apte à tenir notre musée en bon état et pouvant s’employer aux petites réparations. Je connais votre opinion sur ce point et je ne doute pas voir disparaitre les abus et l’inaction résultant d’une situation acquise depuis trop longtemps. Notre commission vous secondera et vous appuiera de toutes ses forces. La première condition d’un changement radical dépendra du choix d’un surveillant général. Vous avez, je crois, dans la mairie une personne ayant les qualités que nous recherchons. Ce serait le moment de la présenter. Je crains toujours que cette vacance soit comblée par un demi inutile dont la seule qualité sera peut-être d’avoir été chaudement recommandé par des personnes indifférentes à l’avenir du musée. Toutes les ruines accumulées dans les galeries vont amener de grosses réparations ce qui nécessitera une surveillance continuelle et autrement sévère que celle actuelle. Veuillez présenter mes hommages à Madame Advielle et agréer pour vous mes sentiments dévoués.
P.S : présentez mon bon souvenir à Monsieur Averlan.
Leroy
Arras, le 18 mars 1915
Cher Monsieur Advielle,
J’ai bien reçu votre lettre du trois et aujourd’hui je n’ai que des mauvaises nouvelles à vous donner sur les trois jours de bombardements que nous subissons depuis dimanche : 2 à 400 obus par jour, voilà la dose et une cinquantaine la nuit que j’ai la fatigue de ne pas entendre. De nombreuses maisons ont été touchées ; je ne crois pas exagérer en évaluant le chiffre à une centaine ; plusieurs accidents de personnes, surtout des militaires. Aux Ursulines, une bombe a tué une vingtaine de soldats et en a blessé une trentaine ; tous appartenant au malheureux 70e déjà si éprouvé. La semaine dernière, à Chanteclair, où il avait perdu la moitié de son effectif dont 26 officiers. Il y avait là aux Ursulines de nouvelles recrues qui n’avaient pas encore vu le feu et que la bombe a tuées à peine arrivées ici.
Votre maison n’a rien jusqu’à présent et de mon côté j’ai été protégé rue Saint-Aubert. Parmi celles endommagées que j’ai vues je vous citerai : les maisons Minelle, Guilbert dentiste, Sonneville place du Théâtre, société de crédit rue Ernestale et la maison Faidherbe. Mad Boutry, Morel sculpteur, Devred, Waterlot, Bauvine, Michonneau, Raoul Wartelle, Le Gay, Courtier, Ricq, Davrinche et le tailleur Petit. Beaucoup rue Méaulens dont celle d’un boucher (3 tués et plusieurs blessés). L’octroi de la porte Méaulens, deux soldats tués etc. Aujourd’hui j’ai passé une partie de la journée au musée où nous avons éprouvé hier lundi un véritable désastre. La grande salle du plan d’Arras est détruite, une partie du paillotis qui sépare cette pièce de celle où l’on remise les costumes a été abattue. La bombe entrée par la toiture est venue se briser sur un montant de fenêtre et, à voir les dégâts, l’explosion a dû être épouvantable. Le plan d’Arras que j’avais fait démonter a quelques portions abîmées. Les barrières ont été brisées, les statues Grigny et autres ont été brisées, les plafonds tout [sic] tombés complétement avec ceux de la grande galerie et du rez-de-chaussée où heureusement aucun tableau n’a été touché, mais ceux de la pièce d’Arras sont en grande partie disparus, arrachés et réduits en loques au milieu des briques et des plâtras. Les vitrines aux dentelles et aux monnaies d’Artois brisées ainsi que le grand tableau qui le dominait. D’ailleurs tous les cadres et tableaux qui étaient placés vers le paillotis n’existent plus. J’ai fait remiser par Boidin et son fils les quelques objets que j’ai pu trouver dans la salle aux machines, mieux abritée des coups. Je n’ai pu terminer car les bombes tombaient près de nous. Vers quatre heures et demie nous avons dégringolé les escaliers pour nous mettre à l’abri. Demain, j’aurai tout arrangé ; inutile de nous dire la colère et la pénible impression que j’ai éprouvées en voyant anéantis tous ces objets rattachés à l’histoire de notre région. Il y avait là des pièces que je regrette bien de n’avoir pas photographiées. J’ai retrouvé encore quelques panneaux des Mayeur semés un peu partout par W. Ceux que vous pensiez dans la grande salle des costumes étaient sous le petit escalier de son grenier avec des déchets de bois et c’est un grand hasard que je les ai découverts, car, au passage des troupes, tous les bois trouvés étaient brûlés. Je n’ai pas retrouvé le cahier ; peut-être a-t-il été rangé à votre insu. Boidin et un pompier ont déménagé les animaux pour les préserver de la pluie qui partout inonde les galeries. J’en suis navré et ne peux songer à monter sur les toits surveillés continuellement par l’ennemi. Madame Leroy et ma fille vont bien, elles me chargent de leurs bons souvenirs pour vous et Madame Advielle. Quant à la situation, la voici en deux mots : on est satisfait du côté de Carency, ça va bien mais ça pourrait encore aller mieux. Sur ce, espoir et patience que je vous souhaite en vous exprimant mes sentiments dévoués et d’amitié.
Leroy
PS : ne m’oubliez pas auprès de monsieur Averlan et présentez lui mes compliments.
Arras, le 19 mars 1915.
Cher Monsieur Advielle,
J’ai reçu votre lettre du 14 et heureux de savoir votre adresse pour vous tenir au courant des choses du musée. Rassurez-vous pour la surveillance, j’y vais chaque jour voir le travail de Hoel et m’entendre avec Boidin sur les mesures à prendre. J’ai d’abord fait descendre tous les plâtras et balayer les salles et les escaliers ; on a serpillé les planchers et tout semble déjà mieux à l’abri. Mais que de travaux nous aurons à envisager à votre retour ! La grande galerie des tableaux est surtout menacée par la pluie qui entre par toutes les ouvertures privées de vitre. J’ai acheté de la toile à sommier que je fais clouer extérieurement sur les fenêtres à travers les barreaux de fer. Malgré le mauvais temps de la journée deux pompiers que nous a procurés Boidin ont garni deux fenêtres. Je suis content du travail, j’estime que par une belle journée, ils peuvent en faire trois ou quatre, de sorte que la semaine prochaine tout sera abrité. J’ai fait enlever toutes les monnaies et [tous les] coins de la vitrine artésienne ; le tout placé dans une caisse a été remisé dans la cave habitée par Boidin. Faut-il les laisser là ? Quant aux monnaies retirées dans la galerie, il est heureux que l’on se soit aperçu à temps des visites militaires ; la grille n’était pas fermée et il était facile d’y puiser. J’ai acheté une chaîne et un fort cadenas pour fermer cette grille, puis les ouvriers ont bouché les ouvertures par un grand panneau trouvé à l’évêché ; je crois qu’il n’y a plus de danger de ce côté. Bien que Hoel ne débarrasse pas vite, je le tiendrai quelques semaines. C’est une surveillance continuelle qu’il nous faut dans ce moment. Boidin est très tenu avec les pompiers et les différents services et il lui est difficile de tout voir. Je suis bien de votre avis sur le choix d’un nouveau surveillant. On pourrait laisser le titre donnant un certain prestige à l’individu pour diriger le personnel des gardiens mais réduire de beaucoup les appointements. Après la guerre on trouvera certainement un homme ayant été blessé et jouissant d’une retraite pour remplir cette place. On lui adjoindrait un autre gardien à même de nous faire de nombreux petits travaux qui jusqu’à présent ont grevé notre budget. Ces deux personnes devront tout leur temps au musée, ils ne seront pas de trop étant donné que nos galeries vont être encore plus étendues après la répartition de l’ancien évêché.
Nous allons assez bien. Malheureusement la situation ne change guère et nous apprenons trop souvent de tristes nouvelles. Je connaissais la mort de monsieur Nepveu. Que de deuils vont frapper toutes les familles ! Cette semaine nous avons appris la mort du fils Tribondeau, de monsieur Boursier instituteur, de monsieur Dupont épicier, on dit aussi le fils Hauville tué mais ce n’est pas encore confirmé officiellement. Aujourd’hui le bombardement diminué depuis une quinzaine a repris. La maison de madame Germe a toute la toiture enlevée du côté de l’église des Ardents. Monsieur Gerbore a eu la véranda démolie, c’est le septième obus qu’il reçoit chez lui ; au quartier Schramm, deux soldats ont été tués. Vous voyez qu’il ne fait pas encore bon de rentrer. D’ailleurs cela vous serait impossible, il y a trop de formalités. Si vous voyez quelque chose à surveiller au musée, ne craignez pas de m’en charger. Je suis également à votre disposition si je pouvais vous être utile ici. Présentez pour moi mes respects à Madame Advielle et agréez pour vous l’assurance de mes sentiments dévoués.
PS : mes enfants sont à Paris où ils préparent mon ravitaillement, chose assez difficile actuellement. L’un deux va être appelé. Sa femme est restée à Douai. Nous n’avons pas de nouvelles. Nous savons seulement qu’elle n’a pas trop à se plaindre, elle est réfugiée dans une bonne famille.
Arras le 3 avril 1915.
Cher Monsieur Advielle,
Je viens vous tenir au courant de ce qui a été fait au musée depuis votre dernière lettre. J’ai tenu Hoel qui fait peu de besogne mais sa surveillance est nécessaire pour aviser aussitôt qu’une détérioration se produirait. Il a nettoyé les salles du second de tous les plâtras et surtout de l’eau qui couvrait les planchers. Actuellement tout est bien séché mais les inondations se reproduiront à chaque pluie. La toiture étant à jour en de nombreux endroits, j’ai fait aussi nettoyer le laboratoire où la cheminée a été brisée et une partie du plafond détachée. On a aussi revu les vêtements du gardien qui se moisissaient ; Hoel les a battus et rangés. J’ai trouvé dans une armoire les clés de la vitrine aux corporations ; je les ai remises à Boidin qui a enlevé tous les petits objets et les plaques d’argent pour les mettre à l’abri dans la cave. J’ai trouvé assez de toile à sac pour boucher toutes les fenêtres de la grande galerie. Ce travail est terminé. De même pour les fenêtres qui éclairaient le haut de la galerie, j’ai fait mettre du calicot léger que je ferai peindre à l’huile. On a ainsi de la lumière et la pluie ne peut plus entrer. J’ai mis en note les dépenses faites pour la toile ; quant à la main d’œuvre, elle est fournie par les pompiers et je crois gratuitement. Faudra-t-il cependant donner un pourboire et de quelle valeur ? Deux hommes ont fait ce travail à moments perdus. Ça a duré une quinzaine de jours. Hoel est payé par la Ville à raison de deux cents francs par jour. Je vais l’occuper au rez-de-chaussée bien que Boidin soit assez tenace à garder son trousseau.
5 avril
J’attendais le maire avant de mettre ma lettre à la poste. Il n’est pas venu mais la pluie tombée en abondance depuis 24 heures a inondé de nouveau la galerie du haut. Je viens de montrer à Hoel le moyen d’en venir à bout : c’est assez dur car c’est par seaux qu’il faut ramener l’eau. Tantôt j’y retournerai pour aller visiter le grenier et voir si je pourrai faire tendre une toile sur l’énorme ouverture du toit. Je prendrai pour cela la toile qui pend le long de la longue table du musée de mécanique ; les pompiers me donneront un coup de main. La salle d’Arras est en grande partie à l’abri, sauf vis-à-vis du portrait de monsieur Clément où la pluie tombe assez bien, mais il n’y a aucun danger pour les toiles. Chez Wantier, c’est le désastre complet : couverture brisée, plus une ardoise et de grandes parties sans chevrons. Boidin est très ennuyé de la garde de cet appartement où l’on n’a pas mis les scellés. Un des fils de Wantier est venu enlever quelques objets. L’autre fils est disparu ou prisonnier. Que faire à votre avis ? Si l’un des fils est présent, on ferait bien de le mettre en demeure de débarrasser le logement. Boidin voudrait avoir sa responsabilité dégagée. Il travaille mais, appelé partout, il ne peut tout voir. N’êtes-vous pas d’avis aussi de retirer ce logement au futur surveillant qui serait mieux au rez-de-chaussée. Les désastres survenus dans le musée occasionnent dans toutes les salles des réparations plus ou moins importantes. Nous aurons de plus un dégagement dans les nouveaux bâtiments achetés par la ville. Il faudrait profiter de ces circonstances pour organiser définitivement les salles dont quelques-unes difficiles à surveiller seraient abandonnées. Pensez-y dans le cadre de votre séjour. Ici rien ne change ; on dit qu’on ne rentrera pas dans les ruines avant août – septembre. Cela n’est pas vrai, n’est-ce pas ?
Veuillez présenter mes hommages à Madame Advielle. Madame Leroy et mes filles se joignent à moi. Agréez pour vous nos sentiments de cordialité.
PS : l’affaire des soldats visiteurs du musée est terminée. Je crois qu’il n’y a plus de danger.
Arras, le 8 avril 1915
Cher Monsieur Advielle,
J’ai descendu hier vos deux tableaux de Colin qui se trouvaient dans la chambre de gauche et j’ai décroché une partie des gravures de votre chambre. J’ai vu aussi les jolies pendules rangées dans un placard. On ne peut songer à les mettre dans ma cave avant que celle-ci soit chauffée : toutes les pièces d’acier se rouilleraient vite. J’ai l’intention de les descendre au rez-de-chaussée dans votre bureau. Vous allez peut-être me dire que c’est mettre tous les œufs dans le même panier. C’est un peu ma pensée, mais actuellement, avec la direction du tir, c’est la pièce la mieux protégée et la situation près de la porte me permettrait de sauver quelque chose en cas d’incendie. Quant aux explosions dans la rue, pour les éviter, je cherche des petits sacs que j’emplirai de terre pour les mettre entre la croisée et la persienne. Je vous demande de m’envoyer à part une liste détaillée et avec indications suffisantes pour préparer toutes les affaires (linges et vêtements) à emballer afin de vous les adresser à Montreuil. Mademoiselle Delebecque m’aidera dans ce travail. Je ferai partir deux caisses à la fois. Une liste suivra avec le contenu pour vérifier à l’arrivée. Ces jours-ci, ce n’était pas possible, les déménagements étant trop nombreux pour obtenir une voiture.
Amitiés
Leroy
Arras, le 30 avril 1915
Cher Monsieur Advielle
J’ai bien reçu votre lettre du 23. Après lecture, j’avais demandé à la mairie de me donner M. Deruy pour aviser avec lui aux réparations les plus urgentes à faire aux toitures du musée. Nous y avons passé deux matinées au désespoir de Boidin qui ne voudrait voir personne entrer dans son domaine ! Comme il n’y a plus d’entrepreneur de la ville, j’ai demandé Pierrin. La ville possède quelques rouleaux de carton bitumé qui nous seront très utiles. Cette visite nous a permis de constater que les soldats s’introduisaient encore dans le musée. J’ai fait clôturer plus solidement l’ouverture faite dans 2 paillottis. Avec les gaillards que nous avons, on ne saurait trop se barricader. J’ai vu le capitaine très aimable et amateur lui-même ; il a placé immédiatement une sentinelle jusqu’à ce que la clôture soit faite. Il m’a demandé pour éviter le retour de ces curieux d’accorder à une certaine heure aux soldats et aux officiers des visites par groupes. J’y ai consenti au grand émoi de Boidin mais en stipulant que le groupe que je mènerais moi-même serait accompagné d’un officier ou tout au moins d’un sergent et limité à 10 ou 15 hommes au plus. Je n’ai pas eu à donner suite à cette demande, le régiment ayant eu son changement hier. Le temps magnifique dont nous jouissons a tout séché…jusqu’à la prochaine pluie ! Le plafond du grand escalier est bien détérioré et je crains pour une branche de la rosace. Les coins qui avaient été réparés il y a quelques années sont tombés depuis la première pluie. La rosace de l’escalier Wantier est bien atteinte, elle forme cuvette et nous aurons grand peine à la sauver. J’ai visité de nouveau le local Wantier, je n’ai pas peu été surpris en furetant dans les bois du taudis qui précède le petit escalier du grenier de trouver dans les déchets de bois une dizaine de morceaux de mayeurs d’Arras. Je les ai dégagés et ai recommandé à Boidin de les porter aussitôt dans la galerie du musée où elles seront à l’abri. Dites-moi où vous avez fait placer les autres. Je ferai tout mettre ensemble. Quel est votre avis sur l’enlèvement du mobilier Wantier. Il me semble qu’il y a là des bois des caisses et peut être aussi des objets qui nous reviennent. Vous ferez peut-être bien d’en prévenir le maire car, une fois le déménagement fait, il sera difficile d’y revenir. Pour les marbres provenant de l’ancienne cathédrale, on ne peut les mettre en cave où ils s’altéreraient. Je les laisse donc dans la vitrine qui sera protégée par des panneaux que Boidin arrangera demain. Je n’ai pas trouvé dans cette vitrine le calice dont vous m’entretenez. Où serait-il ? Dans la galerie des minéraux, les soldats ont dû dérober deux morceaux d’agate. Heureusement que nous avions mis les médailles en place, c’eût été trop tentant. Tranquillisez-vous pour votre maison ; s’il y avait danger ; je ferai dire à Mme Delebecque de m’appeler pour mettre les petits objets à l’abri dans votre bureau et dans une salle du haut. Espérons que nous serons exempts de ce souci. Notre situation est inchangée comme disent les communiqués. Pas de nouveaux dégâts dans la ville même. 2 à 3 bombes sur la tour des Ursulines qui va s’abattre avant peu. Le haut de St-Sauveur et Ronville sont surtout visés. À Écurie, il ne reste rien. À Roclincourt, on me dit une grande partie du village détruite. Ce que je crains maintenant c’est l’infection qui va se produire avec les chaleurs. Il y a tant de cadavres abandonnés autour d’Arras.
Présentez mes respectueuses salutations à Mme Advielle, mes bons compliments à M. Averlan et avec mes sentiments de cordialité.
P.S : appris la mort de Daniel Chevalier place de la Vacquerie ; décédé à la suite de ses blessures ; nombreuse famille.
Leroy
Arras samedi 5 juin 1915
Cher Monsieur Advielle
J’ai attendu quelques jours pour répondre à votre lettre du 21 mai. Je comptais vous annoncer terminés les travaux de protection de la toiture du musée. Il n’y faut pas songer pour l’instant. Depuis 15 jours, nous subissons un bombardement quotidien plus ou moins intense et les ouvriers disent qu’il serait imprudent de les risquer sur le toit. C’est vrai. J’avais bien demandé d’établir un léger bâti de charpente facile à poser de l’intérieur du grenier. On aurait profité de la première journée calme pour y appliquer ensuite du carton bitumé mais je n’ai pas convaincu. La salle d’Arras est débarrassée. On a ramassé tout ce qui semblait appartenir aux objets exposés. On n’a jeté que les pierres, briques et poussières. Dans ce que nous avons tenu, il y aura bien des choses inutiles qu’il sera toujours temps d’écarter. Une chose qui m’inquiète beaucoup, c’est la grande galerie. Je crains à la première grande pluie de voir se décoller le reste du plafond, je veux dire la partie cintrée assez massive et dont la chute pourrait détruire de beaux tableaux. J’ai examiné avec Boidin comment nous pourrions mettre quelques toiles à l’abri mais il n’y a pas de pièce favorable pour les retirer, plus de cave libre, plus de…etc (l’application du moindre effort quoi). Vous pourriez me mettre un mot pour marquer votre désir de voir cette précaution prise par Boidin et moi. Les journaux vous renseignent sur la vive action qui se passe si près de nous ; l’avance est lente mais réelle. Il sera possible avant la fin du mois d’envisager le dégagement de notre ville et de Douai. Si non, cette situation menacerait de s’éterniser. Mais en ce moment le canon fait un vacarme de tous les diables qui me donne bon espoir. Ce matin, j’étais à mon magasin rue des Augustines qui avait reçu deux nouvelles bombes la veille mais le bâtiment principal n’est pas touché ni le laboratoire. Etant là, j’ai risqué un œil au-dessus du mur où l’on a une belle vue sur les terrains qui dominent la Tannerie [actuelle résidence Saint-Michel]. On voyait là des masses de fumées noires provenant de l’éclatement de nos obus. On ne les ménage pas, je vous assure. La réponse n’a pas tardé à se produire et devant les bombes, j’ai fait comme la sentinelle avancée, je me suis retiré en bon ordre vers la rue St-Aubert. J’ai eu de tristes nouvelles sur St-Laurent, à l’arrivée des allemands. Vers octobre, beaucoup d’habitants ont été tués, pris entre deux feux ou en cherchant à se sauver. Melle le Gentil a été tuée dans son château ainsi que son régisseur M. Maillet. Mme de Bonnival [?] évacuée sur Feuchy n’a pu aller plus loin, elle y est morte. Quant à sa demoiselle, on n’a pas de nouvelles. La maison de Le Gentil rue du Saumon est très endommagée, la façade écroulée. Tous les beaux livres sont là abandonnés, il est vrai qu’ils n’ont pas l’attrait des bouteilles de vin ! Vous aviez craint pour votre maison mais jusqu’à présent, on n’a pas logé d’officiers dans la rue St-Aubert : ils occupent plutôt les maisons en bordure de la ville. J’ai eu une nouvelle alerte au musée. Des soldats ont forcé les portes intérieures après s’être introduits par les fenêtres de fer de la galerie d’archéologie. J’ai écrit au maire pour signaler le fait au général [il s'agit du général de Vignacourt] ; ai fait brouillon de ma lettre. Je n’ai encore vu personne pour l’enquête. Je vous tiendrai au courant. En attendant veuillez, je vous prie, présenter mes hommages à Mme Advielle et croire à mes très sincères sentiments de cordialité.
Leroy
Arras le 9 juin 1915
Cher monsieur
Deux mots pour vous prévenir que j’ai votre lettre avec remerciements. Je l’ai brûlée et en garde mémoire. Je verrai ce soir ou demain votre gardien. Et visiterai la place avec lui sous un autre prétexte et prendrai alors mes dispositions pour un transfert. Pour le témoin, le lot paraîtra destiné à une banque mais je chercherai une place sûre dans un endroit hors d’atteinte des obus et du feu.
Soyez persuadé que je ferai comme pour moi-même, heureux de vous délivrer d’une inquiétude très compréhensible. Aussitôt ce petit travail terminé, je vous remettrai un plan de recherche et un reçu pour le cas où nous viendrions à disparaître. Je n’éprouve aucune émotion mais est-on sûr du lendemain en cette profusion de mitraille qui détruit notre région. Hier on bombardait ferme sur Baudimont. Quelques maisons autour de cette porte ont été détruites. Place Ste-Croix, chez M. H. Delaby, la jeune fille de M. Gantiez, employé principal de l’agent d’assurance, était sur le pas de la porte. Vers 11 heures, un obus arrivant inopinément lui a coupé deux jambes. On a transporté immédiatement cette nouvelle victime au St Sacrement, mais épuisée, elle a succombé en cours de route.
On disait hier soir que le village d’Ablain était dégagé. Notre tour viendra-t-il bientôt ?
Agréez, cher Monsieur, mes sentiments dévoués et présentez, je vous prie, mes hommages à Mme Advielle.
Leroy
Lundi j’ai accompagné M. Coin aux funérailles de sa femme décédée subitement dans leur magasin.
Arras samedi 19 juin
Cher Monsieur
M. D ayant été tenu pour terminer son travail, ce n’est qu’aujourd’hui qu’il a pu m’accompagner dans ma visite pour recherches. La lettre verte ne donne pas une précision suffisante ; ci-joint le plan, indiquez-moi par une croix verte la place exacte, je m’y mettrai de suite. Les bombes tombent drues et votre mesure est justifiée : il y a plusieurs victimes, de gros dégâts et un incendie rue de Douai, chez M. Duchat, ft [fabricant] d’huile. Chez vous, un petit éclat a fait tomber une pierre de la fenêtre de la bonne au second, c’est peu de chose. J’ai l’intention de remiser dans votre petit bureau tous les tableaux de votre salon. Je les placerai à terre face au mur. Dites-moi s’il faut y abriter d’autres choses. Les tableaux au-dessus de votre bureau seraient à descendre. Quand on a vu les dégâts du musée, on reste perplexe sur les moyens de protection. Soyez persuadé que je ferai pour le mieux. La porte de ce bureau sera condamnée afin d’écarter les visiteurs en cas d’occupation qui n’est pas probable d’ici longtemps. Beaucoup de personnes quittent Arras chaque semaine. Il y a pour ceux qui ne sont pas tenus des moments d’émotion assez pénibles. Heureusement nous ne sommes pas dans ce cas. Tout à l’heure une marmite est tombée chez Madame Wartelle-Petit. La façade a été atteinte de même le coin de la maison Guilbert qui a une forte échancrure. Le magasin d’huiles de Duchat, rue de Douai, brûle en ce moment. Sur la place beaucoup de maisons atteintes et plusieurs victimes. Deux lieutenants tués vis-à-vis chez Hoyez tapissier. Le fameux Duhaupas est aussi blessé. Madame Hocquet Broy également ; enfin un ouvrier dont j’ignore le nom a été tué du côté de la place. Anzin a eu de gros dégâts ce matin. On parle de 15 à 20 blessés et 3 décès. Quand cela finira-t-il ?
Amitiés et à bientôt de vos nouvelles
Arras, le 23 juin 1915
Cher Monsieur,
Reçu votre lettre à 9h. J’étais chez vous. Suis actuellement chez moi. Les quatre caissettes retirées du hangar.
1e. Une petite boite fer blanc
2e. Une autre avec couvercle bombé
3e. Une boite en fer
4e. Une plus grande en zinc
J’ai décroché les tableaux avec M. Delebecque ; tout est rangé dans votre petit bureau. Ce travail nous a semblé urgent. Hier, fort bombardement près de chez vous. La maison Lavallé coiffeur et les deux maisons y tenant ont été sérieusement touchées. Rue des Gauguiers, forte bombe qui a fait un trou énorme. Vis-à-vis chez vous, chez Crétal, trou de toute la largeur de la rue. C’est effrayant. Une troupe passait. 25 blessés. Rue Baudimont, plusieurs soldats de tués. Les ateliers Tricart menuisier incendiés complètement, maison préservée. Au Saint-Sacrement, dix bombes, chapelle très endommagée, trois religieuses tuées ainsi que le jardinier et M. Bizet (celui qui faisait marcher le carillon). Trois docteurs blessés légèrement, ainsi que plusieurs infirmiers. On a dû évacuer cet hôpital important cette nuit pour le transférer à Aubigny. Chez vous, un carreau du salon a été brisé. J’ai trouvé le Shrapnell sur le bahut au premier et, à la cuisine, presque tous les carreaux ont été brisés, ainsi qu’à la salle à manger et à votre petit bureau. Chez Masson à l’Omnium [?], chez M. Hubert toutes les glaces sont détruites. Ce sont ces accidents qui m’ont engagé à remiser les tableaux. Demain je vous écrirai. Cette lettre à l’emporte-pièce remise à toute fin de vous tranquilliser.
Sentiments d’amitié
PS : depuis 11h bombardement reprend vers Baudimont.
Leroy
Arras le 25 juin 1915
Cher Monsieur Advielle
Je vous ai écrit hier à la hâte pour vous rassurer. Aujourd’hui tout est terminé et M. Delède-Delebecque a dû vous renseigner sur les endroits où il avait placé les objets !!
J’ai en 1er une grande boîte en zinc qu’il a mise au n°1
2e une caissette en fer
3e une boîte fer blanc
toutes deux placées au n°2
4e une boîte avec couvercle bombé restée sur un rayon chez moi
Vous tiendrez note des renseignements donnés en cas où il nous arriverait un accident. Notre travail de tous était à peine terminé qu’une centaine de bombes s’est abattue du côté de la préfecture. L’aile droite de ce bâtiment, côté parc est bien compromise. La maison du général place de la Préfecture déjà atteinte avant-hier a été de nouveau touchée. 3 jeunes soldats cyclistes de tués. L’ancien petit séminaire a reçu une bombe formidable qui l’a traversé de haut en bas y compris le sous-sol. Très importants dégâts et plusieurs soldats de tués. Madame Leroy était depuis le matin à l’ambulance rue des Ecoles. Son travail terminé, elle était partie un peu plus tôt. 10 minutes après l’ambulance était atteinte au point d’être évacuée aussitôt sur Aubigny. Il en est de même pour l’ambulance du St Sacrement qui a déménagé cette nuit. Les ravages de ces obus sont effrayants quand ils portent sur un corps dur. Ajoutez à cela plusieurs incendies en haut de la rue Baudimont.
Au musée, rien de nouveau. Une forte marmite est tombée sur la cathédrale que l’ennemi semble avoir juré de détruire.
Je n’étais pas monté chez vous aux étages. Dites-moi s’il faut mettre quelques objets de côté dans votre bureau pendant que M. D. est encore là. Je crains que le bombardement d’hier n’active son départ.
Veuillez présenter mes hommages à Madame Advielle, un salut amical à M. Averlan et agréer pour vous mes sentiments dévoués.
Leroy
Arras le 28 juin 1915
Cher Monsieur Advielle
J’ai votre lettre du 26. Il est bien entendu que vous avez reçu mes deux lettres, l’une avec ma signature, l’autre signée Delède Delebecque avec le plan de mon arrangement. J’avais jugé bon d’envoyer le croquis à part, le nom vous aura intrigué mais pour retirer du trou du bucher n’étais-je pas l’aide de M. Delebecque. C’est pourquoi la lettre provenait [de] Delède Delebecque. Quant à la réserve portée au croquis, M. D. l’ignore complètement. Je prends note de vos désirs que je tacherai de remplir. Avant-hier samedi, épouvantable bombardement pire que celui du 6 octobre. Dégâts considérables, nombreuses victimes civiles. 15000 obus auraient été envoyés sur le secteur d’Arras. La ville pour sa part en a reçu au moins la moitié. Chez le petit coiffeur près de chez vous, commencement d’incendie vite arrêté. Rue F. Degeorge, 4 maisons anéanties. Rue Méaulens, la maison Delepoulle, 3 autres maisons et une partie des Charriottes ont été incendiées. Les tableaux de l’église ont été sauvés et les boiseries préservées. Rue Baudimont, c’est une ruine depuis le petit séminaire jusque la porte qui est rongée de tous côtés.
Hier panique d’un autre genre : un ordre intempestif du général tendant à faire évacuer toute la ville…protestations, ordre rapporté dont l’effet reste limité aux indigents mais complément viendra d’ici peu pour toutes les femmes et les enfants. Au musée, nouveaux dégâts salle des Oiseaux découverts. Impossible de réparer maintenant. Suis embarrassé avec cela : tout mon personnel me quitte forcément, j’en suis désolé et eux sont inquiets pour le lendemain. Je m’arrête pour profiter du courrier.
Sentiments dévoués.
Leroy
Feuille suivante = croquis
Feuille suivante :
Je vous adresse le croquis annoncé
A : cave aux provisions de cuisine
B : descente de cave par cuisine
C : descente de cave par rue
D : cave au charbon
F : cave à charbon
E : calorifère
1 : vos papiers
2 : vos caissettes
Arras 9 juillet 1915
Cher monsieur Advielle
Je reste désemparé devant les ruines du palais St Vaast. Tout le bâtiment est détruit et dans quelques jours si le bombardement persiste, la cathédrale si robuste de construction aura vécu. Hier soir la façade de la grande galerie depuis le logement Wantiez jusqu’au perron du milieu s’est effondrée. Les énormes sommiers brûlés en tombant sur les voûtes de caves les ont enfoncés et plusieurs sont en feu. J’ai recommencé jusqu’à 10h le sauvetage de quelques pièces remises là mais il y faisait une grande chaleur. J’y manquai de lumière et d’aide. J’ai dû quitter fatigué et le cœur gros. Le maire n’est pas encore venu voir le désastre ! Les pompiers même Boidin ont tout abandonné quand ils pouvaient être si utiles et voilà tous ces bâtiments sans portes, abandonnés de tous. Tout à l’heure un officier me disait que les soldats avaient ramassé dans la cathédrale une grande croix en bronze doré qu’ils avaient emportée…comme souvenir !! Les archives de la ville depuis 1760 environ, tout anéanties. J’ai pu jusqu’à présent sauvegarder le réfectoire des moines avec la belle cheminée. J’ai dû pour cela arracher les boiseries qui prenaient feu. Je passe deux fois par jour pour surveiller cette pièce. Je crains l’effondrement de la voûte fortement crevassée par la chaleur. Je fais fouiller le salon italien pour retrouver les médailles bien altérées. J’ai l’intention de préserver la balustrade en fer forgé de ce salon. Ah si j’avais quelques caves de libres, celles encombrées de vieilles tuiles, vieux carreaux inutilisables, becs de gaz, décombres de toute nature jetés là en désordre. Que la mairie est coupable de maintenir ce réduit municipal !. Maintenant il est trop tard : le beffroi était le cœur d’Arras, le palais avec les souvenirs et les archives en était l’âme à tous deux. Comme à de chers disparus, il nous reste à envoyer un pénible et suprême adieu. Votre dévoué
Leroy
Arras, le 10 juillet 1915
Cher Monsieur Advielle,
Je reçois votre lettre du 9. Votre maison reste en bon état. Demain dimanche j’y ferai une visite avec M. Delebecque s’il est encore là. Il m’aurait donné votre clé en cas de départ. Il est vrai que ces départs se font d’une façon si précipitée ! Demain je vous donnerai le résultat de ma visite.
Au musée, ça ne va pas. J’ai un infirme avec moi. Plus de porte, on entre là comme dans un moulin. Heureusement la crainte des accidents et un ordre du commandant arrêtent les curieux. Le maire n’est pas encore venu visiter nos ruines. Il attend peut être l’architecte [il s'agit probablement de Ludovic Roussel, architecte de la Ville à cette date]. Boidin a fichu le camp sans me donner de renseignements. À mes questions, il répondait je ne sais plus, je suis maboule. En effet notre désastre a été pour lui aussi un coup terrible. Il perd là un beau fromage ! Sur vos indications j’ai visité la cave de l’entrepôt. Adieu toutes nos porcelaines. J’ai trouvé tout en mille pièces, ainsi que les vases de Sèvres. Je n’insiste pas. Ces pertes en céramique seront en partie réparables à part quelques pièces rares. Tantôt le bombardement a repris très intense. Mon nouveau magasin de réserves dans l’ancienne maison Beaucamp ne forme plus qu’un mont de décombres. C’est encore une vingtaine de mille francs de fichu. Le feu a pris à Saint-Jean-Baptiste que l’on voulait raser. C’est chose faite ce soir. La tour est tombée. Les pompiers, 7 ou 8, restant à Arras ont cherché à éteindre le feu. Un obus arrivant en ce moment a tué notre pauvre Waquez, un autre pompier Glasson et blessé grièvement un gendarme et un soldat : devant ces désastres successifs, je commence à mettre nos objets à l’abri. Pour votre caissette ne vous inquiétez pas, elle est bien préservée, et je reste là pour tout surveiller. Il me faudrait d’ailleurs une journée de travail pour mettre la chose à jour. Madame Leroy est étonnante d’énergie. Je me demande comment elle résiste à tout ce qu’elle entreprend. Elle ne veut pas quitter la place. Ça m’ennuie bien un peu pour sa sécurité mais que voulez-vous, il lui serait plus pénible de nous séparer et nous continuons à vivre avec la confiance d’être protégés tous trois.
Veuillez présenter mes hommages à Madame Advielle et agréer pour vous nos sentiments dévoués et d’amitiés.
Leroy
Arras le 15 juillet 1915
Cher Monsieur Advielle
Hier quelques fortes bombes ont encore occasionné de gros dégâts du côté de la cathédrale et malheureusement une grande perte artistique. Les tableaux que l’on avait sortis à grand peine en plein bombardement avaient été remisés chez l’abbé Pécourt qui occupait la maison de M. Hauteclocque. Le dévoué abbé Miseron et le sacristain les avaient placés au centre de l’immeuble dans un escalier très robuste en fer forgé, quand hier midi une bombe de très gros calibre a écrasé la maison depuis le grenier jusqu’au fond de la cave. Nous avons aussitôt commencé le déblaiement. Les toiles sont perdues ; quant aux triptyques, ils sont tout en morceaux. Nous avons retrouvé quelques panneaux, trouverons-nous le reste ? Il faut y aller avec de grandes précautions. Un éboulement général menace de se produire. L’ancienne pharmacie Averlan a eu son quartier du fond brûlé. La maison Leviez a reçu une bombe sur le trottoir. La cave a été mise à nu. La façade de la cathédrale, rue des Charriottes est renversée. Il y a 300 m3 de pierres énormes qui barrent la rue. Je vais tenter de remiser vos tableaux dans une cave du musée qui était affectée aux ambulances. Pourvu qu’elle ne s’effondre pas ! Je ne peux de toutes manières les laisser à St Joseph qui est menacé. Boidin est parti. J’ignore où sont les beaux tableaux que vous avez remisés avec lui ; pouvez-vous me l’indiquer ? J’ai de grandes craintes depuis que j’ai vu toutes les céramiques anéanties. Chez vous tout est bien. Je viens d’envoyer chez M. Delebecque qui se propose de partir au prochain convoi. Il me remettra votre clef. Insistez auprès de M. Rohart pour lui dire que j’ai retiré chez vous des objets du musée et priez-le de n’accorder l’occupation qu’à la dernière extrémité. Entre nous, il y a assez d’immeubles libres à choisir. Je rentre de faire une visite à la cathédrale. Les dégâts d’hier sont effrayants.
Amitiés
Leroy
M. Delebecque vient de me dire au revoir. La brasserie a son toit enlevé, le magasin au houblon est effondré complètement. Vis-à-vis, chez Camus menuisier, l’homme, la femme et la jeune fille ont été blessés au moment où ils se mettaient à table. Amenés chez M. Delebecque, ils ont effrayé Madame, Mademoiselle qui ne veulent plus rester. Ils se retirent à Chocques. Hier il n’y a rien eu chez vous.
Arras le 17 juillet 1915
Cher Monsieur Advielle
Un seul mot : désastre complet. Musée, bibliothèque, archives, cathédrale, académie, chambre de commerce, tout anéanti. Musée et St-Vaast incendiés complètement ainsi que les archives municipales, je suis atterré. J’ai fait l’impossible pour sauver de nombreuses toiles avec 2 ou 3 personnes dévouées mais l’incendie montait avec une telle intensité qu’il était impossible d’approcher. Le plomb coulait des …[?] tous les escaliers détruits, quelques caves effondrées. Cathédrale en partie démolie (sauvé le Bellegambe et les objets les plus précieux). Que de sacrifices j’ai supportés en voyant gagner de pièce en pièce toutes nos galeries. Les bombes tombaient continuellement mais en ces moments on y pense peu. Est-ce tristesse, rage ou fatigue ? Il me semble qu’il me faudrait pleurer pour être soulagé. Le coup est terrible pour notre ville. Nous sommes, je crois, voués à une destruction complète. Une énorme quantité de monde a quitté la ville. Les tableaux sauvés sont provisoirement dans la cour couverte de st Joseph, endroit très exposé. Aussitôt que possible je reprendrai une cave du musée pour ranger ce que nous avons pu sauver. En attendant je réclame un agent en permanence pour surveiller. Amitiés
Leroy
4 août [?] 1915
Cher Monsieur Advielle,
Je vous adresse une première liste de 72 tableaux que nous avons désencadrés hier et bien emballés dans deux caisses et une toile. Le tout sera demain lundi transporté dans une cave chauffée !! Au musée. La semaine prochaine, je tâcherai d’abriter une autre voiture d’objets, les gravures et quelques bibelots. Je n’ai pas fait murer la cave, mais j’en ai la clé. Tout est en sécurité, il n’y aurait à craindre qu’un formidable éboulement des bâtiments qui pourrait peut-être crever nos voûtes. Espérons que cela n’arrivera pas. Inutile de vous dire que messieurs Demarle et Vigoureux m’ont grandement aidé dans l’arrangement de vos tableaux. Où faut-il ranger vos beaux fauteuils et vos meubles ? Ceux-ci ne peuvent entrer dans les caves.
Amitiés et bons souvenirs à monsieur Averlan.
Leroy
Arras le 6 août 1915
Cher Monsieur Advielle
Je voudrais vous écrire plus souvent mais depuis une quinzaine, je ne m’appartiens plus. Une panique semble régner vers le littoral car de tous côtés arrivent des lettres réclamant des déménagements complets ! Je commencerai à servir les amis et vous êtes l’un des premiers. Cette après-midi j’ai rendez-vous à votre maison avec Delebecque, sa fille et les 2 soldats qui m’ont aidé au musée. Melle Delebecque préparera les objets demandés par Madame Advielle puis je descendrai au rez-de-chaussée une grande partie de vos gravures et tableaux accrochés au 1er et au second. Les étages sont les plus menacés. Jusqu’à présent, il n’y a que des vitres brisées chez vous et aucun objet de détérioré. Puissiez-vous rester l’un des rares privilégiés ! Au musée, voici les toiles rangées dans une série de caves étroites où elles sont, à mon avis, en sureté contre les écroulements et l’incendie mais je n’oserais affirmer contre les obus de gros calibres dont certains effets déroutent toutes les précautions par la puissance de perforation à travers tous les obstacles. Hier j’ai visité mes abris avec M. Le Préfet. Il est d’avis de faire enlever à l’arrière tous les tableaux de valeur. J’ai dû lui remettre une liste de 4 grandes pages bien que très incomplète des toiles sauvées. J’ai fait remarquer que les toiles de plus grande valeur avaient été murées dans une cave et qu’à mon avis il n’y avait pas lieu d’y toucher. Entre nous, j’ai eu un moment de crainte pour votre abri car dans la fournaise que formait cette immense construction, les voûtes de caves s’échauffaient au point de la crevasser et de s’effondrer. Je vous assure que j’ai passé des moments de vive inquiétude. Je ne suis pas partisan de l’enlèvement de nos toiles vers Paris. Donnez-moi tout de suite votre avis. N’est-ce pas éviter un danger pour retomber dans un autre ? Surtout qu’il m’est matériellement impossible de préparer des emballages convenables et puis ces toiles sont si bien rangées. Il y a là de 475 à 500 …[?] dont environ 250 toiles. Le reste sont des gravures puis une centaine de statuettes et objets divers. Je dois ce bon rangement à 6 soldats dont 2 artistes peintres, Mrs Vigoureux et Demarle très compétents et forts dévoués. J’alimente auprès du gardien Vignes une petite caisse pour leur faire prendre un verre de bière le matin et un l’après-midi. Ne trouvez-vous pas qu’il y aurait lieu de donner aux soldats une petite gratification ? Quant aux deux artistes je serai heureux que le maire ou le préfet leur adressât une lettre de remerciements pour les soins éclairés qu’ils ont donnés aux toiles sauvées aussi bien au musée qu’à la cathédrale ; soins qui leur permettent de conserver sans trop d’accrocs toutes les toiles sauvées si précipitamment. Je fais maintenant ramener toutes les belles rampes en fer forgé afin de les ranger dans une autre cave. On pourra, je l’espère, en tirer profit dans la restauration du palais. Je ne peux admettre en effet que l’on abandonne ces ruines à l’anéantissement complet. Il est seulement fâcheux que nous ne puissions pas prendre quelques mesures conservatrices pour éviter l’écroulement des murs très solides mais dont l’absence de linteaux brûlés diminue énormément la résistance au moindre choc et aux vibrations du tir violent de nos artilleries. Dites-moi où je pourrais bien envoyer quelques objets si l’occasion se présentait. A Montreuil, ce n’est pas possible, les autos ne passent pas de ce côté mais à Hesdin, avez-vous là un ami ou à St-Pol ? J’ai vu la maison de madame Degouve et Deleau bien abimée et sans gardien. Il y a là cependant des gravures et des céramiques intéressantes. Les maisons Deprez Legay et Boucher sont toutes occupées par des officiers. On a pris aussi la maison du Père Robert. Le maire protège la vôtre ! Présentez, je vous prie mes hommages à Madame Advielle et croyez en mes sentiments dévoués.
Leroy
Prochaine lettre suivra
Arras le 31 août 1915
Cher Monsieur Advielle
J’ai tardé quelques jours à vous répondre. Je suis allé passer une huitaine de jours à Paris auprès de mes enfants qui eux aussi aspirent après le jour de la rentrée. À mon retour, nous avons eu la 1ere réunion de la commission de rénovation d’Arras. J’y ai constaté les meilleures volontés sauf peut-être chez le maire défiant et étroit. Oui je connaissais la mort de Boidin ; je préfère ne pas m’étendre sur ce triste gardien de notre musée. J’espère bien que nous ne subirons plus de tels serviteurs qui ont coûté si cher à la ville par leur négligence.
Depuis quelques semaines il revient assez bien de monde. Je vous engage à venir ici quelques jours avec Madame Advielle. Il est même nécessaire qu’elle vous accompagne afin de juger par elle-même des mesures à prendre pour cet hiver que, je le crains, vous devrez encore subir dans l’exil. Les voyages vont devenir plus faciles. Demain samedi partira de notre gare le 1er train de voyageurs. Quand vous serez décidés, prévenez-moi, je vous donnerai par retour les indications les plus favorables pour ne pas vous fatiguer inutilement. Vous trouverez ici bon pain et bon gîte et il nous sera agréable d’avoir pendant quelques jours votre compagnie. Chez vous, les plafonds sont de plus en plus menacés. On veut bien accorder le retour définitif aux ouvriers du bâtiment mais ceux-ci hésitent : ils gagnent à l’arrière de fortes journées quand ici ils seront menacés dans l’hiver de plusieurs semaines de chômage. J’ai demandé du carton bitumé à Paris mais il y aura toujours la chambre du second sur la rue que je ne pourrai entreprendre avec mon ouvrier : il y a grand risque. Vous jugerez. Madame Advielle devra s’armer de courage pour revoir sa propre maison souillée aujourd’hui par les cantonnements. Depuis quelques mois, elle n’est plus habitée et l’on n’y entre plus. La maison Hubert est occupée par leur propriétaire et le garage par le marchand de ménagerie. Il y a donc plus de sécurité au voisinage. Mais si les troupes hivernent, il faut s’attendre que votre maison sera reprise.
Madame Leroy et ma fille se joignent à moi pour vous adresser ainsi qu’à Madame Advielle nos sentiments d’amitié. Bien à vous
Leroy et à bientôt
Arras, le 9 septembre 1915
Cher Monsieur Advielle,
Devançant l’avis donné par votre lettre d’hier, j’avais fait ouvrir quelques heures auparavant la cave de Boidin, il était temps ; j’en suis revenu imprégné d’une odeur de moisi qui m’a forcé de changer de vêtement à mon retour. Il y avait là un entassement de choses les plus invraisemblables, vieux balais, outils, savates, (quatre caisses), paille, matelas, sommier, etc. J’en ai encore pour une journée à tout visiter, c’était plein jusqu’à la voûte. Enfin j’ai eu la grande joie de retrouver 66 bons tableaux archi moisis et aux cadres en partie détruits. Nos soldats tâcheront d’établir la liste pour ce midi avant le courrier afin de la joindre à cette lettre. J’ai retrouvé aussi de grandes caisses avec des porcelaines d’Arras, est-ce à nous ? De même le Saint-Sébastien en ivoire et une caisse de cuivres de Monsieur Boutry. Il y a une quantité de ceux-ci avariés sinon détruits complétements par les Schrapnells. Je n’ai pas trouvé le Corot ni le Diaz. J’ai beaucoup de crainte sur leur préservation de l’incendie. J’ai fait fouiller à nouveau chez l’abbé Pecourt où l’on avait remisé les Bellegambe ; il nous manquait une partie d’un cadre, nous avons bien retrouvé une colonne mais pas la rosace du milieu. Toutes les pièces que nous avons ont été soigneusement emballées dans une caisse spéciale en attendant une occasion pour envoyer à l’arrière à Saint-Nicolas. J’ai terminé le travail à l’aide de mes deux artistes et de mon ouvrier. Les pompiers qui avaient promis leur concours ne sont pas venus. En quelques heures, le travail a été exécuté sans accrocs. Une grande partie des toiles a été rangée dans l’église même car leur dimension les empêchait d’entrer dans notre cave. Ce matin, je vais être tenu avec Madame Vaillant et Madame Cornaille rentrée hier soir. Mes soldats continueront à ranger les objets retirés et l’après-midi je continuerai le tri. Demain, nous verrons le résultat de mes recherches. Retrouvé les petites pièces d’argent qui entouraient les saints de corporation. Pour votre colis : suivant vos instructions ou celles de monsieur Gerbore, un panier a été porté le lendemain de votre départ à la préfecture d’où il doit partir à la première occasion. Avant-hier, monsieur Gerbore est venu ; peut-être l’a-t-il enlevé ? Vous m’en informerez.
Je vous prie d’agréer mes sentiments d’amitiés, votre dévoué Leroy
PS : J’ai trouvé encore votre inventaire. Cette nuit très violente canonnade. Serait-ce le commencement de l’action annoncée pour ces jours-ci ? Vous nous voyez dégagés bientôt !!!
N’ayant pu terminer ma liste, j’ai remis ma lettre à ce jour. Retrouvé livre pour l’histoire naturelle mais pas pour les beaux-arts. Boidin devait avoir une autre cachette. J’ai rangé les nippes et j’ai muré à nouveau la cave où nous n’avons plus rien.
14 septembre 1915
Cher Monsieur Advielle,
Je reçois votre lettre du 12 et actuellement nos peintres sont occupés à nettoyer les toiles retirées de la cave Boidin, presque toutes sont moisies, au point de ne plus reconnaître la peinture. Je vous ai dit que j’avais trouvé là quelques faïences et porcelaines d’Arras, mais toutes pièces ordinaires, plusieurs brisées par les pièces lourdes placées dessus. Plusieurs aussi décollées entre autre le plat d’Artois (Chine). Je crois bien comme vous que le Corot et le Diaz auront été placés sous l’escalier de la chambre de commerce, d’où nous avons retiré assez bien de tableaux. En est-il resté ? Il est impossible de le dire : ce sauvetage a été opéré à la dernière heure et dans des circonstances dangereuses, la fumée envahissant le vestibule. J’étais sur le petit perron et je craignais un accident bien que cette opération ait été faite en un quart d’heure à peine. La cave particulière de Boidin est banale, humide et n’a pu renfermer ce que nous cherchons. Je ne vois plus que le four situé dans la cave occupée par Boidin qui pourrait renfermer les tableaux. J’ai retrouvé votre cahier d’inventaire avec ceux d’histoire naturelle. Ici nous avons eu deux nuits de très violente canonnade. Quelques obus sont tombés près de chez vous, chez Déprez-Legay, chez Delansorne et chez Lardé. Hier j’ai passé ma visite chez vous, vous n’avez eu qu’un petit éclat dans la salle à manger au bout de votre cuisine. Pénétré par l’imposte de la porte, il a éraflé le mur et brisé deux carreaux céramiques vis-à-vis le petit foyer. En résumé, peu de choses. Vos poires tombent. J’ai amené vos deux peintres qui en ont ramassé une pochetée dont ils vont se régaler. Hier j’ai assisté au service de Morel, sculpteur. J’ai vu aussi monsieur Bureau dont le beau-fils a été tué. Enfin, triste série, monsieur Morchipont a perdu un de ses fils.
Agréer, cher Monsieur mes sentiments dévoués et présentez, je vous prie mes hommages à Madame Advielle.
Leroy
Arras, le 27 septembre 1915
Cher Monsieur Advielle,
Malgré les renseignements donnés par Boidin et dont plusieurs sont inexacts, nous n’avons pu retrouver les tableaux de valeur parmi ceux retirés des trois caves ouvertes par moi. Boidin, têtu et négligent les aura laissés dans un coin connu par lui seul d’où il n’aura pu les retirer. Messieurs Demarle et Vigoureux, les deux artistes qui soignent nos objets sauvés, sont certains de ne pas avoir vu ces tableaux parmi tous ceux passés par leurs mains au fur et à mesure que je les retirais de la cave. Il y a bien encore dans la cave auprès de nos céramiques deux caisses noires, l’une ouverte contient des porcelaines, quant à l’autre, j’ignore ce qu’elle renferme, probablement aussi des céramiques car elle est très lourde. Qu’en savez-vous ? Nous venons de passer une triste semaine. Bombardements quotidiens, dont un jeudi avec des bombes incendiaires. Plusieurs incendies ont été éteints immédiatement grâce à la présence du propriétaire ou de dévoués voisins : chez M.Thiebault Moreau, notaire, Grilhot, banquier, Thillier, Brissy etc au tribunal et à Jeanne d’Arc. Malheureusement, rue Baudimont, les secours arrivés trop tard et le manque d’eau ont permis à l’incendie de s’étendre. La maison Wartel, notaire est complétement détruite, presque toute la Providence, une partie du pensionnat Notre-Dame (ancienne maison Davaine), chez Laflutte, boulanger, jusqu’à chez Capon-Taffin et les maisons environnantes dans le quartier du fond. Chez Delattre, brasseur, la toiture est complètement brûlée. Si monsieur Delebecque n’avait pas été là, toute la brasserie disparaissait. Hier dimanche, un nouvel obus venait à une heure du matin s’abattre dans la cour près de la descente de cave où se trouvaient Delebecque et les siens. Ils ont eu une grande frayeur. Chez nous, retrouvé une partie d’obus dans notre jardin. Il a dû y arriver à bout de course, car il n’a pas fait le moindre trou. De plus, la forme est disposée pour vous constituer un porte-bougie ou une veilleuse !!
Rue Saint-Maurice il y a eu un incendie chez Breuillard et surtout dans l’ancienne maison Delannoy mineur. J’ai ramené chez moi les deux cartons recommandés par madame Advielle. Si le grand coup réussissait, peut être pourriez-vous revenir bientôt. Je pensais faire transporter vos tableaux au musée. J’hésite et j’attendrai votre avis. Agréez, ainsi qu’à Madame Advielle l’assurance de mes sentiments dévoués. Leroy
Arras, le 20 novembre 1915
Cher Monsieur Advielle
Tristes nouvelles que vous m’apprenez : je connaissais seulement celles concernant M. Robert et Deletoille. Et dire que l’on envisage maintenant une durée encore bien longue à cette guerre qui a déjà ravagé tant d’affections. Quand nous reverrons-nous ? Vos conseils ici seraient bien utiles pour sauvegarder bien des choses éparpillées dans la ville et voir à l’entretien de tout ce que nous avons pu sauver. Mes deux peintres sont bien obligeants mais il y a des travaux que je ne peux leur demander et qui sont de l’occupation du gardien. Celui-ci surveille assez bien mais ne fait pas œuvre de ses dix doigts pour nettoyer et ranger les caves. J’en ai causé au maire qui n’en est pas surpris. J’aurais voulu un homme qui tout en surveillant aurait pu remplir une tâche que je lui aurais donnée chaque jour pour améliorer notre magasin souterrain où il reste bien des décombres à supprimer. Il ne faut malheureusement pas espérer trouver pareil serviteur dans le peu d’habitants qui restent. Hier on a rentré au musée 7 peintures grisailles que j‘ai fait enlever au collège de filles. J’ai aussi visité la bibliothèque du collège qui enferme quelques belles éditions. Les vitrines sont forcées et quelques bouquins ont disparu. J’en ai prévenu M. Rohart. La semaine prochaine je ferai enlever des Monuments historiques quelques centaines de paquets de fascicules parus. Il commence à pleuvoir dans la salle où ils sont remisés. J’ai trouvé là aussi un grand meuble à tiroirs renfermant une collection importante de moulages, des sceaux d’Artois mais où diable caser ce monument d’autant plus précieux que bien des originaux auront été détruits dans l’incendie. Il y avait encore dans notre salle de réunion, une vitrine renversée pleine de poteries gallo-romaines. Je pourrai en retirer quelques pièces intactes.
Chez vous tout est bien. Un peu embarrassé pour trouver tous les objets demandés par Madame Advielle. J’ai appelé à l’aide mademoiselle Delebecque qui a tout réuni sauf le grand collet en chèvre noire. Peut-être l’aurez-vous rangé ailleurs de la penderie. J’ai ajouté au lot la pièce dentaire placée sur le coffre-fort ainsi que les paquets de reçus de banque qui vous sont peut-être utiles. Le tout est emballé et partira au 1er ravitaillement mardi ou mercredi prochain. Il y a maintenant de nouvelles formalités pour ces expéditions. On est tenu de faire une déclaration à la place du nombre et de la nature des colis expédiés avec les adresses ; mesure ennuyeuse mais utile qui aurait dû être prévue depuis plus d’un an !! La pluie torrentielle de la semaine dernière n’est plus tombée dans votre escalier, c’est heureux car cette pluie pour de nombreux immeubles vaut un second bombardement.
Présentez, je vous prie mes respectueux hommages à Madame Advielle et agréez pour vous mes meilleures amitiés.
Leroy
Arras le 7 janvier 1916
Cher Monsieur Advielle
Que devez-vous penser de mon long silence? Chaque jour, après avoir écrit quelques lettres, je me dis : ça va bien, avant peu je serai à jour. Mais le facteur revient aussi chaque soir gonfler mon dossier de lettres à répondre avec la distribution particulièrement abondante à cette époque de l’année. Excusez mon retard et agréez mes remerciements pour vos bons souhaits. Puissent-ils se réaliser car ce sont les mêmes vœux que nous formulons pour vous. J’aspire en plus à vous voir bientôt rejoindre votre intérieur toujours protégé parmi tant d’autres si éprouvés et souvent anéantis. Hier j’ai passé une revue jusqu’au grenier. Tout va bien. Il n’y a que dans la chambre de la bonne où le plafond commence à mouiller. C’est peu de chose. Je pensais faire murer votre entrée de cave car les pillages ne cessent pas. Le 1er janvier, j’ai constaté avec désagrément que l’on s’était introduit chez Delaby par l’imposte de la porte et qu’on avait dérobé une quinzaine de bouteilles de vin et une dizaine de litres de vieux rhum ! Ce n’était pas une visite isolée car on voyait trop de soldats ivres les 2 premiers jours de l’année. Cette triste constatation est plus pénible qu’un bombardement. Le 1er de l’an a été marqué par un crime à Achicourt : un lieutenant du 27e régiment a été tué à coups de révolver d’ordonnance par des pillards, dit-on, qu’il avait surpris. Il y a parmi nos braves soldats quelques gens de corde dont on ferait bien de se débarrasser. Je regrette bien souvent de ne pas vous avoir ici. Il me trotte tant d’idées par la tête dont je voudrais vous entretenir : d’abord la reconstitution très possible du musée. Le plus grand obstacle serait l’indifférence de notre municipalité ; et puis la transformation et la renaissance de notre Arras, ville dévastée, saccagée, sacrifiée qui ne pourra se relever, disent trop de personnes. Il faut combattre ce pessimisme stupide. Arras renaîtra, elle se modernisera certainement mais il nous restera quelques coins et de nombreux terrains ? Que doit-on faire des ruines de la cathédrale, du musée, du beffroi surtout. Beaucoup que j’ai interrogés disent : raser et reconstruire ce qui existait. Qu’en pensez-vous ?
Certains visiteurs artistes impressionnés par leur première visite voudraient conserver une grande partie de ces ruines en y comprenant le quartier St-Géry. Ce n’est pas pratique, la vie ne peut renaître dans une Pompéi. Je pourrais voir conserver dans un laps de temps les ruines du beffroi et une partie de la cathédrale. Cela ne nuirait pas à la circulation et à l’activité future. M. Guesnon que j’ai consulté est en plein « utilitaire ». Les raisons sont réfléchies et peut-être en opposition à ses sentiments. On ne vit pas dans un cimetière. Il faut effacer nos ruines et reconstruire un beffroi neuf ! Ce sera du vieux neuf mais ajoute-t-il : tout n’est-il pas illusion dans la vie ? C’est possible mais j’aurais peine à me rendre à ce projet de raser déjà les ruines du beffroi. Il y aura tout à faire. Pourquoi ne pas laisser à une génération suivante le soin d’une si importante restauration ? Au musée, je suis un peu ennuyé. Notre gardien n’y couche plus ou quitte le matin pour toute la journée. Si je n’avais mes deux artistes, je serais assez inquiet pour nos objets. Je m’en suis ouvert à M. Rohart. Hier j’ai pris sur moi de faire coucher là M. Demarle, ce n’est que du provisoire. Vignez n’entretient pas les caves qui sont plutôt sales. Je ne peux réclamer un nettoyage à nos soldats. Si je prenais Hoel pendant quelques jours ? il est bien lent. J’espère toujours trouver un moment pour diriger moi-même ce travail. Viendra-t-il ? Et d’Averlan ? J’ai été peiné d’apprendre son état. Faites- lui bien mes compliments et dites-lui mes voeux pour son prochain rétablissement. Je comprends son tempérament. Les actifs et les nerveux supportent mal la douleur et se dépriment plus vite que les personnes calmes mais ça ne sera que passager et bientôt vous lui verrez reprendre son mouvement perpétuel !
Madame Leroy et ma fille se joignent à moi pour vous prier de présenter nos hommages à Madame Advielle et vous adresser nos meilleurs sentiments. J’y ajoute une sereine et amicale poignée de main.
Leroy
C’est du griffonnage ou je ne m’y connais plus !
Arras le 21 janvier 1916
Cher Monsieur Advielle
La nuit du 19 au 20 et une grande partie de la journée du 20, nous avons subi un terrible bombardement qui a détruit de nombreuses maisons. Plus de 40 ont été gravement atteintes près de chez moi. La maison que je louais à Mairesse est démolie. Le quartier de derrière chez Pouillaude bouleversé. 2 maisons démolies rue du Péage. La maison Chabé en partie effondrée. Celle de chez Wartelle Petit très endommagée. Rue des Rapporteurs, une maison décapitée après celle de Robespierre. Rue des Capucins, la maison Vve Vasseur près de chez Madame Vaillant détruite ou à peu près. Un soldat qui passait là en ce moment a été écrasé. Chez M. Lelleu, chez Madame Germe, à Ste Agnès etc, des ruines aussi. Hier soir j’ai profité d’un moment de calme pour courir jusqu’à chez vous. Rien, absolument rien de fâcheux. Paris et Bouchez ont été préservés également mais la maison Normand architecte est en grande partie détruite. Il paraît que notre artillerie aurait détruit des batteries et l’état-major allemand à Monchy ! Les boches nous ont rendu la monnaie. La maison Souillard a la cave et le soubassement au-dessous du salon détruits, les maisons Février Davaine etc sont aussi très atteintes.
Pour le musée, j’ai envoyé un peu de charbon sur ma provision. Avant-hier, le maire m‘a enfin délivré un bon pour 200 kg quand il y en aura. Je n’ai pu encore aller à l’église St-Nicolas où 3 obus sont tombés. J’espère que le restant des tableaux que j’y ai abrités n’auront rien eu. J’ai reçu une longue lettre de Mayeur, très intéressante, concernant le musée. Nous en reparlerons dans ma prochaine lettre : aujourd’hui je vous griffonne à la hâte ces quelques mots pour que vous ne soyez pas inquiet pour votre maison.
Présentez, je vous prie mes hommages à Madame Advielle et agréez mes sentiments amicalement dévoués.
Leroy
Arras le 5 février 1916
Cher Monsieur Advielle
Nous venons de passer une terrible semaine. Chaque jour le bombardement a causé de gros dégâts et malheureusement plusieurs victimes. Ce 1er février, depuis 1 heure jusqu’à 5 heures, des centaines d’obus sont tombés du côté de la petite place. J’ai eu de gros dégâts nouveaux rue de la Taillerie. Je vous envoie une photo de la petite place ne donnant qu’une vague idée du désastre. C’est certainement là l’un des plus tristes tableaux du siège. Hier vendredi, la maison de Madame Collignon a été atteinte. A St-Vaast, 4 soldats ont été tués dans les caves par une bombe. La maison Cauvet restaurateur est démolie ainsi qu’une maison dans la rue faisant le coin de la rue du Puits-St-Josse et du Fer à cheval ; l’église des Ursulines est détruite. Jeudi, rue d’Amiens, 2 enfants ont été tués. J’ai été forcé de réduire mes sorties et j’ai retiré en cave une partie de mon mobilier. Vous feriez bien si vous avez de la place là-bas de retirer une grande partie de vos meubles. Jusqu’à présent vous n’avez pas été touché mais que sait-on sur le lendemain ? Madame Bernard est partie à Paris. Nous restons ici à quatre à la grâce de Dieu. Je n’ai plus comme voisins que M. Coin, Leroux, tous les autres sont partis ou à la veille de quitter. Je vous écris en plein bombardement recommencé à 9h1/2. J’ai parfois des inquiétudes sur notre réserve du musée. Si vous disposez là-bas d’un endroit sec et abrité, je serai assez d’avis de vous envoyer une grande partie de notre dépôt. M. Rohart m’a demandé s’il n’y avait pas lieu de protéger nos statues et le groupe du square « la fugitive ». Depuis longtemps j’en avais causé, peut-être d’autres personnes lui en auront causé aussi. Le maire consultera Godart le charpentier pour savoir s’il a le personnel et surtout le matériel pour faire ce travail. On veut nous retirer nos deux artistes. J’ai écrit une longue lettre au colonel [il s'agit du lieutenant-colonel Boissonnade] pour leur maintien. Je l’ai fait appuyer par le maire. La décision, dit-on serait réservée mais je m’attends d’un jour à l’autre à être privé de l’aide de M. Vigoureux et Demarle dont la présence au musée me donnait confiance pour la surveillance attentive de 5 à 600 objets entassés dans les caves.
Présentez, cher monsieur, mes hommages à Madame Advielle et recevez mes sentiments de cordialité, le désir de vous revoir bientôt.
Votre dévoué Leroy
11h1/2 : le bombardement ralentit probablement pendant le repas. Les pans de murailles restants de mon magasin ont été renversés par un obus et ma façade encore intacte a quelques pierres d’enlevées. Des Taubes ont plané sur toute la ville toute la matinée
Arras le 9 février 1916
Cher Monsieur Advielle
Les jours se suivent et se ressemblent hélas par de nouveaux dégâts commis par l’ennemi. Il y a 3 jours, mon beau-frère M. Bernaud recevait dans les magasins un obus incendiaire heureusement mal conditionné car la composition n’a pas pris feu. C’eût été un désastre complet. Notre ami M. J. Gonsseaume a reçu quelques éclats qui n’ont endommagé que la…[?]. Hier c’était chez la belle-mère de mon fils Victor, Madame Demelin rue Saint-Michel. Sa maison était la seule restée à peu près intacte dans ce quartier si dévasté. Il n’en est plus ainsi. Une bombe après avoir traversé la maison voisine est venue culbuter la salle à manger. La veille j’avais retiré de la vitrine quelques assiettes anciennes dont deux petites d’Arras ! Ce matin j’avais commencé le déménagement de cette maison que mon ouvrier a continué. L’après-midi a été employé chez M Gonsseaume un peu imprudemment car vers 3h l’action autour de nous est devenue très vive ; plusieurs avions boches planaient en distribuant leurs bombes. Sainte-Catherine et Anzin étaient particulièrement visés. Le soir en rentrant j’ai éprouvé des picotements aux yeux. C’étaient les fameux gaz lacrymogènes qui se répandaient faiblement sur la ville. C’était supportable mais à Ste-Catherine nos soldats ont pleuré comme des éplucheurs d’oignons. Rentré chez moi, j’apprends qu’une bombe d’aéro est tombée chez M. Vergriette, beau-père de mon fils Louis. J’y suis allé de suite avec mon ouvrier menuisier. Les dégâts sont là aussi limités : fenêtre arrachée, un pan de mur à terre, plus de carreaux, beaucoup de poussière et un bouleversement complet de la salle à manger. En ¼ d’heure j’ai fait clôturer sommairement pour la nuit et je suis parti chez vous. Un agent m’avait dit en cours de route qu’une fenêtre était ouverte au rez-de-chaussée. Il devait se tromper de maison car à 2h1/2 j’étais passé là et tout était bien clos. C’était cependant exact. La crémone de la persienne du côté Lardé était arrachée. En entrant dans la maison, j’ai eu d’un coup d’œil l’explication : une bombe était passée par là. Entrée par le mur du voisin, au-dessus de la niche à chiens, elle a éclaté en projetant la ferraille un peu partout. Ne vous inquiétez pas, il n’y a rien de grave dans les effets produits. C’est surtout le violent déplacement d’air qui a forcé la persienne et renversé quelques portes à l’intérieur. Voici d’ailleurs par pièces quelques détails sommaires. Au salon, fenêtre brisée, aucun fauteuil atteint ni la pendule noire que j’avais abritée derrière la cheminée. Seule la petite vitrine « style Souilliart » a eu les vitres brisées. Peu d ‘objets ont été avariés. Demain dimanche j’en ferai l’inventaire. La belle statue en marbre n’a absolument rien. Dans la salle à manger, les fenêtres un peu disloquées, les rideaux ont quelques déchirures, rien d’autre. Votre petit bureau, la pièce la mieux protégée, est absolument intacte. Dans le couloir bouleversement général : les quelques cadres appuyés contre les lambris ont été renversés, la porte donnant sur le jardin arrachée. Il y avait encore dans ce couloir une petite table, 2 gravures encadrées et votre plaquette par Carlier. Ces quatre pièces ont été préservées, même le verre des gravures n’a pas été brisé. Dans la cuisine et dans la petite salle à manger, la batterie de cuisine en émaillée a été projetée un peu partout. La porte de votre petite salle du fond a été arrachée. J’avais retiré de là tout ce qui me paraissait à conserver ; les cuivres de la cuisine n’ont pas souffert. Dans le jardin**. Au 1er sur le devant, les chambres sont intactes. Sur la cour, salle de bain : la porte démontée, je n’ai pu pénétrer. Demain j’y passerai. Chambre au coffre-fort : bris de vitres et poussière. Aucun meuble de touché. Au second, sur la cour, un peu de désordre dans la chambre de la bonne. Quant à la chambre voisine, je n’ai pu y pénétrer ; la serrure a été abîmée et ne fonctionne plus ; je les ferai toutes [réparer] Vous voyez qu’en résumé vous avez échappé à des conséquences qui auraient pu être graves ; elles sont toutes réparables en quelques jours.
**dans le jardin, la terre d’une partie de la pelouse, porte buanderie endommagée
Arras le 9 février 1916
Cher Monsieur Advielle
Je reçois votre lettre du 7 et par le même courrier j’ai reçu une lettre du colonel m’accordant, sur avis du commandant d’armée, les 2 soldats Vigoureux et Demarle qui me sont surtout utiles pour leur surveillance. Vous avez bien fait de solliciter une auto camion ; une suffit pour le moment ; j’ai peu de personnel et s’il m’arrivait plusieurs voitures je serai assez embarrassé pour les arranger convenablement. Je tiendrai ici dans les caves étroites les objets de moindre valeur. Quant aux céramiques, je vous les enverrai volontiers. Je ne crois pas à une évacuation d’Arras mais je crains un jour ou l’autre un manque de surveillance. Tous ces objets seraient abrités à Montreuil où vous pourriez continuer à les visiter chaque jour. Je m’occuperai de votre intérieur mais pas avant une huitaine. J’ai moi-même beaucoup à sauver par suite des obus reçus la semaine dernière entre deux places. Chez Julien Gonsseaume, un obus est venu aussi causer quelques dégâts. Pour les statues des boulevards et du square, ne vous en préoccupez pas. Si Godard peut les descendre, je mettrai celles de Legrelle et de Lenglet dans une maison voisine, un sous-sol de préférence. Celle de la fugitive descendue serait couchée et abritée sur place. J’ai aussi chez moi les beaux tableaux de l’église St-Nicolas que je vous expédierai si je ne trouve pas un abri sûr. Hier la façade de la cathédrale vers la rue des Charriottes s’est écroulée renversant deux maisons en face ; l’hôtel de ville se désagrège, beaucoup d’immeubles sans couverture ; le pourrissement par la pluie, c’est pitoyable. Je vous entendais parler de l’approche des allemands à St-Sauveur, n’en croyez rien. À Amiens et autres lieux on parlait de la prise d’Arras, elle est peu probable. Je n’y crains que les obus et l’incendie.
Amitiés Leroy
Les cartouches seront anéantis. Je n’ai plus la clé de votre coffre-fort. Serait-ce celle avec un anneau rond ?
Arras le 7 mars 1916
Cher Monsieur Advielle
J’ai vu hier le sous-intendant qui m’a prévenu que les autos viendraient cette semaine, vers mercredi probablement. Ce sera une bonne besogne de terminer pour moi depuis si longtemps que cela traîne. J’ai préparé une liste pour M. Lodier [?]. Mardi je vous enverrai un duplicata et quelques explications supplémentaires. Vous vous assurez le personnel pour vider au plus vite les autos. J’ai demandé M. Demarle, je ne sais si je l’obtiendrai. Oui notre maire a été enfin décoré. La cérémonie est relatée dans plusieurs journaux mais en quelques lignes trop brèves. Pourquoi ? Je vous écris en plein bombardement. Les fusants pleuvent sur Arras depuis 7h du matin. Cette nuit les canons anglais ont donné pendant ¾ d’heure avec une intensité extraordinaire. Est-ce une attaque prochaine qui s’annonce ? Sans être pessimiste, je me demande ce que vous feriez à Montreuil si une poussée se produisait de ce côté. Est-ce impossible ?
Par retour du courrier, rappelez-moi les objets que Madame Advielle désire encore en dehors des paquets déjà préparés. Je mettrai vos matelas sans être emballés pour protéger les meubles. À vous lire.Ca tombe dru, je me mets à l’abri. Une bombe vient d’éclater au-dessus du théâtre.
Amitiés
Leroy
Arras le 17 mars 1916
Cher Monsieur Advielle
Reçu votre lettre du 12 et du musée je vous ai adressé 4 caisses, l’une ADV à vous, 2 PLY et musée d’Arras à moi ; 1 V à Madame Vaillant ; les autres caisses ADV proviennent de votre maison. Notez que la tête de la pendule noire se trouve dans une deuxième caisse séparée du corps de la pendule – pendule ancienne; c’est celle de l’évêché. J’ai gardé le globe ; inutile à mon avis de déballer mes caisses à pendule ; elles sont sérieusement emballées. Le carton carré contient en effet des travaux de dame. Je ne crois pas qu’il s’y trouve réellement des bibelots. Je suis heureux que vous ayez retrouvé les objets disséminés un peu partout à la hâte. J’en ai tant touché depuis 1 an que parfois je ne peux dire si j’ai vu l’objet ou si je l’ai emballé. Pour les rats, achetez quelques boîtes de raticides divers et recherchez quelques attrapes. Depuis vendredi j’ai eu quelques alertes désagréables. Un obus a dans la nuit de vendredi mis le feu à ma toiture entre deux places. Si des secours immédiats n’avaient été donnés, toute ma maison brûlait et le quartier : je n’ai que la charpente de brûlée et des plafonds détachés par l’eau des pompes. Le lendemain un autre obus abattait le pignon du magasin du fond. Enfin le dimanche un troisième obus endommageait sérieusement la chambre de mes enfants. Je suis, comme vous le voyez, dans l’axe de tir. Je vais envoyer à l’arrière mes plus beaux meubles car je crains de grands incendies. Ce ne sera pas sans tristesse que je verrai partir les objets au milieu desquels il me semble si bon de vivre. Mais il y a là une mesure de prudence nécessaire devant le bombardement incessant de notre ville. Dimanche, 1 personne a été blessée rue des Balances et 1 homme (Louchet plombier) rue Méaulens. Vis-à-vis chez Warin, il y a eu un commencement d’incendie aussi. Heureusement, nous allons tous bien et conservons toutes nos espérances trouvant seulement qu’elles sont longues à se réaliser. C’est pour cela peut-être que l’on dit confiance et …patience.
Veuillez je vous prie présenter mes hommages à Madame Advielle et agréez pour vous mes sentiments d’amitié.
Leroy
Arras le19 mars 1916
Cher Monsieur Advielle
J’ai bien reçu votre lettre du 16 et je crains qu’on nous laisse en plan avec le dernier voyage de nos objets. Ne cessez d’insister afin tout au moins de sauver les fauteuils, bahuts et gravures. Les céramiques que vous avez trouvées partagées étaient celles restaurées. On réparera tout cela plus tard. Quant aux peintures de Madame Vaillant, je crois qu’elles ne courent aucun danger, elles avaient été soigneusement emballées. Nous sommes passés anglais mais le diable est de se faire comprendre. Nos alliés sont très stricts pour l’application de leurs règlements et avec sans gêne, c’est dans leur nature. Mais je les trouve jusqu’à présent corrects, propres et disciplinés. Les quelques pillages commis dans le début sont plutôt le fait d’un bataillon de leurs coloniaux évacués presque aussitôt. Vous avez bien fait de m’envoyer une procuration assez étendue car elle est exigée pour le moindre objet à enlever. Rien de nouveau chez vous. Nous subissons surtout des combats ou des bombardements contre les avions. Il y a ¼ d’heure il est tombé dans le jardin et aussi sur les toitures une vingtaine d’éclats. Il est dans ces circonstances défendu de mettre le nez dehors. Je suis prévenu de l’arrivée de M. Robert. Il a dû rencontrer quelques difficultés ; dans quelques jours on circulera plus facilement. J’attends aussi Octave Bouchez et Delaby, ça me sera très agréable. J’ai fait démonter la chaire de l’évêché. Pour obtenir le bout de boiserie qui était derrière cette chaire et les grandes statues en plâtre tout remisées à st-Joseph et les panneaux sculptés ainsi que les portes d’entrée tout dans nos caves. J’ai remis à M. Sens pour déposer chez M. Rodière la charte de Philippe Auguste. Je suis tranquille de savoir cette pièce importante en bonnes mains.
Notre maire va mieux mais n’a pas encore repris place à son bureau. Et M. Averlan ? Ces quelques beaux jours auront achevé la convalescence, dites-lui bien mes amitiés. Présentez, je vous prie mes hommages à Madame Advielle et agréez pour vous mes sentiments cordialement dévoués.
Leroy
M. Delannoy réclame à nouveau justification de l’allocation accordée en 1914 à la Société des amis des arts. Veuillez la lui envoyer.
Arras le 21 mars 1916
Cher M. Advielle
Vous êtes en ce moment en possession de mon envoi. J’ai hâte de savoir si tout est parvenu en bon état, particulièrement les fauteuils pour lesquels je n‘avais plus d’emballage et que j’ai placés à part dans une voiture. J’ai surveillé le mieux possible mais, seul, j’avais autour de moi une douzaine de soldats qu’il fallait charger des objets suivant la commodité de leur placement en voiture. Je leur ai donné 10 f que j’ai porté en compte. Je vous rappelle le colis ADV = Advielle, PLY =Leroy, V =Vaillant, F = Fremy (tableaux). Il me reste à voir les caisses de livres. Ces jours-ci je ferai enlever les rideaux de la salle à manger. Elle était si encombrée que l’on ne pouvait approcher. À bientôt et bonnes amitiés.
Leroy
Pas trouvé chat et fourrures
Arras le 29 mars 1916
Cher Monsieur Advielle
Veuillez à nouveau réclamer les voitures auto ? Je serai plus tranquille après cet envoi. J’y joindrai vos matelas. Tant pis s’ils sont un peu défraichis par le voyage. Je crains l’occupation de votre maison. Heureusement que tout le travail est terminé à la cave. On ne respecte rien. À N.D des Ardents, on loge des soldats. Cette nuit on a carillonné pendant ¼ d’heure. Répétition pour annoncer l’arrivée de gaz asphyxiants. Nous dormions si bien que nous n’avons rien entendu. Au musée on n’est pas pénétré dans nos caves mais on a arraché toutes les boiseries du réfectoire des moines pour les brûler. C’est malheureux, ces boiseries en chêne étaient simples mais bien belles.
J’ai préparé dans l’envoi des caisses marquées P. ADV pendules Advielle et PLY pendules Leroy. Je vous serais obligé de les placer dans un endroit bien sûr. Amitiés
Leroy
Arras le 26 mai 1916
Cher Monsieur Advielle
J’ai votre lettre du 22. Je ne suis pas trop surpris des petits accidents survenus en cours de route ; les voitures font parait-il des bonds formidables. M. Demarle qui avait accompagné le 1er convoi, en sait quelque chose. Les tableaux étaient liés solidement ; j’avais fait de petits paquets pour plus de certitude mais le va et vient aura allongé les cordes. Quant aux peintures anciennes en bois, c’est dans la cave Boidin qu’elles se sont altérées : mêlées aux objets les plus divers avec de la paille pourrie, sans le moindre courant d’air, il ne pouvait en être autrement. Pour les caisses, celles (2) marquées PLY sont à moi, celle PAVD vous appartient ; c’est votre pendule noire du salon ; le couronnement est placé dans une autre caisse. La caisse marquée V est à Madame Vaillant. Elle la fera prendre ces jours-ci. Il s’agit d’un magnifique cartel en bronze que j’ai trouvé dans la cave et commençant à s’altérer. Je lui conseillerais de le déballer aussitôt arrivé à destination. Les deux caisses marquées F sont à M. Fremy. Tenez-les avec vos affaires. La grande caisse à claire voie avec des peintures appartient à la Société des amis des arts sauf révision car ces tableaux ont pu être mêlés à ceux de l’Union artistique. La caisse légère contient la pendule de l’évêché. Le chauffeur a dû vous remettre une lettre avec l’indication des colis. S’ils s’en trouvaient sans renseignements, ouvrez-les et indiquez-moi l’objet. Je vous donnerai le nom du propriétaire. J’avais remis les clés dans un tiroir, je ne me rappelle plus bien où. Faites ouvrir par un serrurier pour retirer vos sacs de linge. Si les belles et grandes caisses sont à bon marché à Montreuil, faites-en une provision pour le retour, ce sera nécessaire. Oui vos cariatides sont dans un tiroir.
Entre deux places, privé de toiture, je reçois toutes les eaux du ciel qui vont achever de détruire ce que j’avais si bien arrangé. Ce matin, une bombe est tombée sur le garde-meubles vis-à-vis. C’est à appréhender de sortir. Hier 2 policemen ont été tués rue Baudimont, un autre au marché aux chevaux ; une petite fille, au frère de Boidin, a été blessée rue St-Denis. De ce côté, une dizaine de bombes ont aggravé encore les dégâts, chez Melle Lepoivre entre autres. Je terminerai aujourd’hui les préparatifs Delaby et la semaine prochaine, je penserai aux miens. Demain j’attends la visite de M Génisty. Je leur signalerai le vandalisme des troupes que je rencontre un peu partout. À la cathédrale, on a cassé les doigts des évêques, ceux de l’évêque Caverel, de la Vierge de Cortot et même des statues des apôtres. On brûle les portes qui restaient, les bancs d’œuvres tout saccagés, les sculptures enlevées. Souvenirs ! Souvenirs ! Que de désastres irréparables, ils auront occasionné. Je ne veux pas trop m’y arrêter car je me découragerais. Pour votre salle, faites barbouiller vos carreaux avec un lait de petit blanc avec un peu de colle, environ 1 feuille de gélatine pour ½ litre d’eau et même 1 litre pour vous préserver des rats et des loirs. Mettez des attrapes et employez du poison : du tord-boyaux par exemple. Tous les genres sont bons. Evitez seulement de toucher l’amorce avec les doigts. Ceux-ci laissent des traces suffisantes pour écarter ces malins animaux.
Les déménagements s’étendent chaque jour. M. Paris vient d’opérer le sien car les Anglais accaparent successivement toutes les maisons libres ! Veuillez, je vous prie présenter mes hommages à Madame Advielle et recevez pour vous mes sentiments dévoués
Leroy
Arras le 4 juin 1916
Cher Monsieur Advielle
Je reçois votre lettre du 1er. Votre maison reste dans le même état, ni obus, ni visiteurs. Je rentre d’y passer une visite. Du grenier je voyais à l’horizon tomber, coup sur coup, une quantité d’obus boches tirés sur nos tranchées avancées. Les attaques sont très actives dans notre côté rayon. Certains prophètes envisagent un long temps encore pour être dégagé. Puissent-ils se tromper. L’attaque navale semble de la part de l’Allemagne, une mesure extrême.
Avez-vous écrit à M. Delannoy, receveur municipal pour justifier l’emploi de la somme allouée en 1914 à la Société des amis des arts ?
5 juin
J’ai dû abandonner ma lettre pour tenir le magasin. Notre vente bien réduite ne se fait plus que de 8h à 9h1/2 du soir. Après quoi on est fourbu et heureux de gagner son lit. Mais nous étions à peine couchés que le bombardement reprenait de plus belle, causant de nouveaux dégâts et tuant quelques soldats anglais. Tous les quartiers ont été touchés. Rue de Lille, la maison du docteur Capron serait détruite. Bd Carnot, une maison a été endommagée ; j’ignore le propriétaire. Bd Faidherbe, une grande maison appartenant à Madame Willerval a été traversée par un obus qui aurait causé de gros dégâts. Rue de la Caisse d’Epargne, l’ancienne maison Opéra et la voisine sont complètement effondrées. Du côté de la gare et de la grande place plusieurs maisons ont aussi été atteintes. Pauvre ville, que va-t-elle devenir ? J’entends bien des personnes se désespérer. Je plains surtout celles qui ne savent pas s’occuper et ressassent leurs misères toute la journée. J’ai reçu la visite de M. Génesty, inspecteur des Monuments historiques. Je lui ai montré toute la ville dont il a emporté une forte impression. Son but était de rechercher des matériaux et objets pour les exposer au Petit Palais en septembre ( ?) prochain avec ceux récoltés à Reims, Soissons etc. Ils constitueront une exposition du « Vandalisme allemand ». J’ai 30 à 40 choses à préparer, dont plusieurs très volumineuses. Je ne sais comment j’y arriverai. Privé de main d’œuvre et n’ayant avec moi que votre inerte gardien. Je voudrais bien avoir quelqu’un pour le remplacer. Maintenant que les envois sont faits, je voudrais ranger et inventorier les choses qui me restent. Que faire ? Au moment de terminer mon gribouillage, j’apprends que le quartier de la gendarmerie a beaucoup souffert cette nuit. Plusieurs soldats et des civils auraient ainsi été touchés route de St-Pol. C’est, parait-il du côté d’Albert que l’action aurait été violente. C’est peut-être une tentative de forcer de ce côté mais la garde est bonne.
Amitiés
Leroy
Arras le 24 juin 1916
Cher Monsieur Advielle
J’ai reçu votre lettre du 15 et j’espère que Madame Vaillant est en possession de son cartel. Elle me demande d’ouvrir la cave murée pour retirer les antiquités qui sont là protégées du bombardement. Je me fais tirer l’oreille; ce serait 2 jours d’ouvrages et je n’ai pas d’emballage. Chez vous, tout reste bien ; gare aux derniers coups que l’on annonce pour bientôt ! Chez moi, rue St-Aubert, je reste protégé mais je suis bien touché entre deux places. Quelques pillards y ont rendu visite, désagrément que vous n’avez pas encore subi et dont vous serez, je l’espère, préservé. Je prépare en ce moment l’envoi d’objets très lourds pour l’exposition de Paris. Nous avons retiré ce matin la belle statue couchée de l’évêque Caverel et sa lourde inscription. J’aurais voulu retirer la statue couchée de St-Vaast. Peut-être obtiendrais-je des hommes ces jours-ci. Elle pèse au moins 500 kg et elle est placée à 2m50 de hauteur. Les statues des évêques n’ont pas été protégées, aussi elles se détériorent, de même la Vierge de Cortot. Que de reproches on fera plus tard sur cet abandon. Les voûtes de la cathédrale s’écroulent successivement. Les gros contreforts ne résisteront pas tous. Certains penchent déjà. Avez-vous ouvert la caisse avec des inscriptions anglaises, n’est-ce pas des objets à vous ? Renseignez-moi. Je reviens de chez vous pour les couvre-lits réclamés par Madame Advielle. Ces objets ont été envoyés. N’avez-vous donc pas vidé tous les paquets de linge qui calaient les meubles ou qui se trouvaient à l’intérieur. Rassurez-moi…Etes-vous tenu au courant du Mont de piété. Il y a là, comme partout de gros dégâts. J’avais demandé autrefois d’y pénétrer. Simon m’a dit que je n’entrerais pas sans autorisation de la Huchette. J’en ai causé au maire qui lui non plus n’avait été prévenu. Si tous les lots ne sont pas abrités, qu’en résultera-t-il ? Tachez donc de nous éclairer sur ce point. Avez-vous aussi répondu à M. Delannoy pour la pièce qu’il vous réclamait justifiant l’allocation aux Amis des arts ? (avant-hier jeudi, gros obus de même le mercredi dont une dizaine sont tombés chez M de Bonnières et les environs. Pour terminer en vous priant de présenter à Madame Advielle et d’agréer pour vous mes sentiments d’amitié.
Leroy Qui représentait le tableau d’Yon
Arras le 29 juillet 1916
Cher Monsieur Advielle
J’ai reçu votre lettre du 19. Si j’ai tardé à vous écrire, je n’en ai pas moins pensé à vous au milieu des ennuis et rebuffades que j’ai eu à supporter. Je vous en avais écrit 4 pages mais au moment de vous les envoyer, je me suis ravisé jugeant inutile de vous ennuyer de mes doléances. Nous en causerons plus tard si le temps n’en a pas effacé le souvenir.
J’ai lu très attentivement la lettre de Boidin qui est, je veux bien le croire, écrite avec la meilleure bonne foi mais reste confuse dans les explications. Je n’y relève aucune affirmation très précise. J’ai fouillé moi-même les 2 caves, aidé de Mrs. Vigoureux, Demarle et Vigniez puis celle du côté de l’ancien évêché sans trouver nos 2 tableaux. Toutefois, devant l’insistance de Boidin de prétendre qu’il les avait abrités, il serait bon de rouvrir la cave devant lui et je suis d’avis de le faire revenir au plus tôt pour en terminer avec cette malheureuse affaire. Quand on avait retiré les petites toiles placées sous l’escalier au moment de l’incendie, Boidin pensait comme moi retrouver là les toiles en question. Quelques jours après, en faisant l’inventaire, nous avons été désagréablement surpris de ne pas les rencontrer. Je crois, comme vous l’avez déjà pensé que les toiles seront restées dans le vestibule de la bibliothèque. Si Boidin est encore à Rennes, il pourrait par M. Chabé obtenir un laissez-passer pour Arras, et s’il le faut, le musée lui paierait son chemin de fer. Ecrivez-lui donc et dites-moi ce que vous avez décidé. Je vous verrais avec une grande satisfaction revenir 2 jours à Arras en faisant coïncider ce voyage avec celui de Boidin. Cette visite serait nécessaire pour décider sur place, le départ de ce qui reste. Je crains une main-mise militaire qui malgré les bonnes intentions bonnes mais trop exclusives pourrait nous causer de gros préjudices dans ce qui nous reste. Je viens d’être dérangé. Je termine ma lettre. M. Rohart n’a été nullement blessé. C’est encore un canard du littoral. Hier quelques gros obus sont survenus inopinément. Le coin de la maison Willerval dentiste a été renversé. M. Delannoy, receveur municipal, qui se trouvait dans la maison en face a été grièvement blessé au bras droit. Il venait de conduire un visiteur à la porte. S’il avait été en son bureau, nous aurions eu à en déplorer la perte d’un dévoué.
Agréez cher Monsieur mes sentiments d’amitié.
Leroy
Arras le 21 août 1916
Cher Monsieur Advielle
La détermination que vous avez prise de faire revenir Boidin est la meilleure. Il y a dans la mémoire de celui-ci une lacune. Sa lettre bien que confuse est affirmative sur la conservation des tableaux mais il est certain que les 2 toiles recherchées ne se trouvaient pas dans les 2 caves murées proches du couloir qui menait à une salle d’ambulance, celle que nous occupons actuellement. Il ne resterait que la cave de Boidin, énorme fouillis que j’ai retourné et rangé avec M. Vigoureux et assez attentivement pour croire jusqu’ici que nos toiles ne s’y trouvaient pas. Malgré cette conviction, je ne serai tranquille qu’après avoir revu cet endroit avec Boidin lui-même. Maintenant qu’il a repris son calme, il pourra sur place me montrer ce qu’il avait organisé. Je crains que la cachette d ‘objets précieux soit celle trouvée dans les caves de l’ancien entrepôt et que j’ignorais le jour de l’incendie. Là il était facile de tout sauver : tapisseries, céramiques etc mais Boidin était à ce moment frappé d’une amnésie complète et je n’ai pu obtenir de lui aucun renseignement. C’était pitié de le voir effondré.
Mes ennuis me viennent de M. R. [le maire, Emile Rohard] qui m’accueille toujours très convenablement mais en conservant la douce indifférence pour les choses d’art. Ces ennuis s’émoussent déjà pour moi ; n’y attachez donc pas trop d’importance. Plus tard je vous raconterai tout cela. M. Delannoy va assez bien. Je lui transmettrai tantôt vos compliments.
Nous avons enfin reçu des nouvelles de ma belle-fille restée à Arras, nouvelles datant du mois de mars, mais au moins elles sont personnelles. Elle ne manque de rien et se porte bien, elle conserve la confiance! Que dire de plus en 20 mots. Son mari, toujours à St-Omer est très occupé. Ce serait heureux si ce surmenage n’était occasionné par l’arrivée de nombreux blessés. On espère toujours un prochain dégagement et mes projets sont déjà faits pour filer aussitôt à Douai par la première voiture. Cette dernière semaine, nous avons eu quelques journées de bombardement. Rien chez vous, j’y suis passé hier soir. Je suis surtout dans l’appréhension d’une réquisition car vos quelques dégâts intérieurs, l’absence de mobilier etc ne paraissent pas et votre façade encore nette au milieu des autres détériorées semble provoquer une occupation. Comptez sur moi. Présentez mes hommages à Madame Advielle et agréez mes sentiments d’amitié. Leroy
Arras le31 août 1916
Cher Monsieur Advielle
Je reçois avec grand plaisir votre lettre du 29 et il me semble en vous lisant être vis-à-vis de vous et jouir d’une bonne causerie. Je ne veux pas croire entièrement à vos pronostics sur votre rentrée. Bien que n’étant pas dans le secret des dispositions militaires, j’ai confiance dans une avance prochaine de nos alliés et d’ailleurs, si l’ennemi traqué de tous côtés manque d’hommes, il sera bien forcé de réduire ses lignes. Vos lettres me font aussi oublier les petits tracas que j’ai éprouvés pour nos objets du musée. Il y a du fait des directions diverses assez de confusion dans les décisions. Ajoutez à cela un numéro de gardien que l’on me laisse ne sachant qu’en faire ailleurs. Enfin hier j’ai accepté volontiers le concours du peintre Sabatté qui va, dit-il, obtenir des hommes pour remanier tout le fouillis qui existe dans nos caves. On va d’abord achever d’enlever les matériaux et les becs de gaz qui encombrent les coins des caves, puis on dégagera la cave étroite du fond qui sera balayée avec soin pour y ranger les objets ordinaires, c-à-d ceux que nous conserverons à Arras. Un inventaire sera dressé dont j’aurai copie. Les toiles, gravures et dessins ayant une certaine valeur vous seront envoyés à Montreuil. Ce travail durera au moins 8 jours. Je me doute bien des motifs de l’aide qui m’est procurée, et je devrais peut-être dire imposée !! J’en souris et j’accueille bien volontiers ce concours qui me permettra d’arriver à mon but c-à-d sauvegarder le plus de choses possibles et d’en écarter les distractions. La cave de Boidin, du côté de l’évêché, a été ouverte par des soldats anglais qui ont pu y pénétrer en fureteurs. Vigniez ne s’en est aperçu que quelques jours après, de même qu’il n’avait constaté la disparition des boiseries du réfectoire des moines qu’une fois [que] celles-ci étaient complètement arrachées par les Arrageois et brûlées. J’avais saisi cette occasion pour demander à la place de procéder à une nouvelle visite de la cave pour m’assurer si nos 2 tableaux ne seraient pas restés cachés entre deux matelas. J’avais tout remué lors de ma première visite, mais devant l’entêtement de Boidin, j’aurais désiré confirmer mes recherches vaines. M. Sabatté m’a dit qu’il fallait attendre le rapport de la police pour procéder à l’ouverture de la cave. J’ai donc attendu et dimanche j’ai été surpris de constater que la brèche était réparée. C’est le gardien qui avait, paraît-il, commandé le travail à une maison anglaise. Que dois-je faire ? Je vous avoue que j’ai peu de confiance dans l’assurance de Boidin mais il coûte peu de vérifier que de ce côté elle est mal fondée.
Chez vous, malgré le déluge tombé sur Arras, il n’y a pas de dégâts. J’y passerai ces jours-ci avec mon ouvrier pour dégager l’écoulement des eaux. Je connaissais les tristes nouvelles que vous me donnez. Que de tristesse dans presque toutes les familles. Je sais aussi combien la famille Blocquel est affectée de la mort de leur fils et de leur gendre ; on la plaint beaucoup.
Votre marbre de L. Noël est à l’abri ; en rangeant la cave, nous lui donnerons une place bien protégée. Ne vous préoccupez pas trop des caisses. Quand il s’agira de ramener nos toiles, nous prendrons un capitonné qui nous donnera toute sécurité. Si je vous envoie 1 ou 2 camions-autos à Montreuil, j’ai envie d’y joindre vos livres remisés chez moi car je crains qu’ils ne prennent de l’humidité. Mais aurez-vous de la place pour loger un nouvel envoi sinon je limiterai le plus possible l’importance du lot à expédier. Veuillez, je vous prie, présenter mes hommages à Madame Advielle et recevoir avec mon amitié l’assurance de mes sentiments dévoués. Madame Leroy et ma fille se joignent à moi.
Leroy
M. Delebecque n’a pas quitté Arras
Arras le 1er septembre 1916
Cher Monsieur Advielle
J’ai reçu votre carte quelques heures après l’envoi de ma lettre. Celle-ci vous donnait la solution annoncée par M. Rohart. Je tâcherai d’obtenir que les camions aillent directement à Montreuil. Insistez sur ce point de votre côté car je crains les avaries des transbordements. Le maire pourrait demander que l’inventaire soit fait en ma présence, nos caves ayant des objets de différentes origines. Je suis d’accord en cela avec M. Sabatté mais il est bon que cette délégation soit officielle de la part du maire. Elle est nécessaire dans l’intérêt du musée. Reparlerez-vous aussi de la cave de Boidin ? Si vous pouviez venir passer 2 jours à Arras, votre visite aurait son utilité. On arrêterait sur place la garde et l’entretien de nos caves et vous me donneriez les renseignements sur les lots d’armes et de céramiques qui n’appartiennent pas au musée. Si j’avais l’adresse de Boidin, je lui demanderais à qui appartiennent les 2 malles de céramiques laissées dans nos caves. A vous lire, recevez, je vous prie, mes meilleures amitiés.
Leroy
Arras le 8 septembre 1916
Cher Monsieur Advielle
Les caves du musée sont enfin rangées grâce à l’aide fournie par la place, 5 ou 6 hommes, plus le peintre Sabatté et moi. C’était un assez gros travail qui a demandé qui a demandé 4 jours de 7h du matin à 5h du soir. C’est inouï ce qu’il y avait de saletés accumulées dans tous les coins par l’inertie, la malpropreté et le mauvais vouloir de notre gardien. Plusieurs cadres en plâtre tout hors d’usage après un si long séjour dans les caves. La grande toile « Les bourgeois de Calais » est perdue par l’humidité. Elle était si longue qu’on avait dû la déposer sur le plancher, elle n’avait pas, je crois, grande valeur. La semaine prochaine on fera l’inventaire de tout ce qui reste et l’on choisira les objets à vous adresser. J’y joindrai vos livres ainsi qu’une grande caisse renfermant les archives de la Chambre de commerce. Je vous recommande ces pièces. Il ne faut pas songer à y joindre quelques-uns de vos objets personnels. Il y a, à la Place, un manque de bienveillance à notre égard. On y tend vers une mainmise sur nos restes. Cette protection inattendue et probablement intéressée aura, du moins, le bon effet de protéger nos affaires. Quand j’aurai assisté à l’inventaire et que j’en aurai obtenu le double, j’ai l’intention de m’effacer complètement jusqu’à votre retour. J’ai écrit à Boidin pour obtenir l’autorisation ! d’entrer dans la cave ! que de formes ! Les obus ne nous oublient pas. En étant au musée, nous avons entendu plusieurs marmites tomber près de chez nous dont 1 chez le gardien des archives. Je ne peux continuer ma lettre. A bientôt la suite.
Mes hommages à Madame Advielle et agréez pour vous l’assurance de mes sentiments dévoués.
Leroy
Arras le 20 septembre 1916
Cher Monsieur Advielle
Je reçois votre bonne et amicale lettre du 18. J’ai bien eu le désir d’aller vous serrer la main lors de la réunion de notre commission à Etaples mais je ne pouvais abandonner ma compagne toujours courageuse mais très nerveuse quand une attaque se produit dans la région. Il y a quelques jours, nous avons été réveillés vers 2 heures par une canonnade très proche et très violente. 400 coups de 75 se sont succédé en moins d’une heure. Samedi, une bombe d’aéro est tombée aux environs de la place Quincaille. 2 personnes qui passaient la ont été grièvement touchées : une femme Mary cabaretière rue des Trois Visages sérieusement touchée mais elle guérira. Puis un homme de 62 ans nommé Sauvage que l’on a dû amputer d’une jambe. Il n’a pas résisté et le lendemain il mourait. Le bombardement est presque nul à l’intérieur de la ville mais il faut cependant rester sur ses gardes. Lundi j’étais chez M. Gonsseaume à préparer quelques affaires quand une bombe est passée près de là pour s’abattre sur une maison rue des Charriottes qui est du coup démolie. Ça doit être une maison à un nommé Cuvillier menuisier. Cette rue est aussi bien éprouvée. J’ai toujours beaucoup de besogne. Il y a des évacués qui ne doutent de rien. Il y a quelques jours on me réclamait d’emballer un phonographe monstre avec tous les disques pour distraire la famille !!! La famille attendra ! J’ai reçu une lettre de Boidin m’autorisant à visiter la cave. Il reste confus dans ses explications et se figure que ce qu’il a rangé est bien abrité. Heureusement qu’il y a de beaux jours que nos tableaux sont retirés : on ne retrouverait plus rien. Nos caves étant rangées, j’attends le rendez-vous de M. Sabatté pour dresser l’inventaire de ce qui nous reste, inventaire que je vous remettrai le jour où l’on conduira un nouveau chargement à Montreuil. Ce jour arrivera-t-il ? L’espoir d’être dégagé pour fin octobre devient plus vif. Les opérations lentes mais régulières qui se déroulent vers Bapaume et Péronne sont de bon augure. Tranquillisez-vous quant au musée, je ne perds rien de vue tout en laissant la direction à M. Sabatté. J’en passe à mon idée mais comme je vous l’ai dit c’est le meilleur concours pour assurer la conservation de nos objets. Quant au gardien, je ne m’en occupe pas. Je me demande ce que Boidin dirait s’il lisait son récit du sauvetage ! Je le considère comme un déséquilibré mais je ne le crois pas capable de dérober quelques-unes de nos affaires. C’est ce qui m’a fait supporter sa présence jusqu’à présent. Chez vous tout reste en état. J’y passe 2 ou 3 fois par semaine. Espérons que vous continuerez à être protégé des gros dommages. Madame Advielle sera suffisamment désolée de voir les dégâts actuels qui contrastent déjà tant avec la bonne tenue de votre intérieur. Présentez-lui, je vous prie mes hommages et agréez pour vous, cher Monsieur, mes sentiments dévoués.
Leroy
Je viens de passer 1heure chez vous pour retrouver les papiers. Je n’ai pas trouvé celui dont vous auriez besoin. Il m’est difficile d’affirmer mais je crois bien avoir emballé le porte-papiers dans l’une des caisses. Je vous enverrai ces jours-ci par grande vitesse 2 caisses de papiers divers et de petites gravures. Y aurait-il un autre objet à y joindre. J’ai aussi 2 caisses avec quelques bronzes. Faut-il les joindre ?
Arras le 24 décembre 1916
Cher Monsieur Advielle
Les grandes pluies que nous venons de subir m’ont donné un grand travail. Voici des jours que je remets de vous écrire sans trouver un moment. Notre situation reste la même : pluies, obus, soldats, pillages et inquiétudes sur l’avenir, voilà notre lot ; bienheureux toutefois. Mes enfants restent protégés. La visite de la cave Boidin n’a donné aucun résultat. J’en avais la quasi certitude. Je possède de ces tableaux deux bonnes photographies que M. Desavary vient de m’envoyer. Je les conserve pour mes archives. Chez vous, il y a du nouveau. J’ai constaté qu’on s’était introduit dans la maison par la fenêtre de la chambre de la bonne. On a visité cette chambre et retourné tout le contenu de l’armoire et de la commode. Sur le lit se trouvait une cave à liqueurs que l’on n’avait pu emporter probablement. Un carafon est brisé. Il y avait aussi 2 cartons verts forme boîte à poignée. Ces cartons étaient vides. On a retourné aussi le petit meuble de vos outils à chasse où l’on a pu enlever quelques pièces. Au second sur la rue, on n’a rien touché. Trouvé là un 3e carton vide ; au premier sur la rue, aucune trace de visite si ce n’est que la porte restée ouverte. Dans la chambre au coffre-fort, on avait levé la plaque cachant l’ouverture de la serrure et retourné l’armoire à glace où il restait peu de chose. J’avais placé cette armoire face au mur. On n’a pas touché aux placards. Au rez-de-chaussée, on a essayé sans résultat d’ouvrir la cave, fouillé le petit bureau de votre petite table à manger sur le jardin et l’armoire de la pièce qui précède votre cuisine. Il me semble que rien d’important n’est disparu. Dans votre bureau et dans les salles à manger et salon, aucune trace de visiteurs. Tantôt j’irai créer quelques obstacles car je crains un retour. L’immeuble des dames de France est occupé par des Anglais. Mauvais voisinage, actuellement surtout où une bande de joyeux est cantonnée dans la ville. Jeudi soir, une petite boutique près de chez moi a été pillée, les volets et les glaces brisés. Les policemen ont dû se retirer par l’arrière après avoir rendu la liberté à un soldat surpris à voler…Je vous écris par quelques lignes à la fois, les marmites tombent drues de notre côté. Allons-nous avoir un bombardement pour réveillon ? Hier quelques obus sont tombés sur la place enlevant le pignon du familistère rue du Tripot, un autre rue de la Larderie et plusieurs vers la cathédrale. J’étais en ce moment en haut de mon toit entre deux places. Je me suis empressé de le quitter pour descendre ¼ d’heure à la cave. Vous allez sourire de me savoir perché si haut. C’est la seule place indiquée pour un couvreur et je suis couvreur. J’ai placé cette semaine 80 tôles à carbure et charpenté une nouvelle toiture. Je m’en tire assez bien mais je rentre fourbu.
Veuillez, je vous prie, présenter mes hommages à Madame Advielle et agréez pour vous mes sentiments d’amitié ;
Leroy
Arras le 27 décembre 1916
Cher Monsieur Advielle
Je reçois votre lettre du 25 et qui s’est croisée avec la mienne du 24. C’est de la télépathie !
Le 24 après-midi, je suis retourné chez vous avec M. Delebecque. Celui-ci est du même avis que moi. Le ou les maraudeurs ont pénétré chez vous par la plombée proche des fenêtres de la bonne. J’ai condamné la fenêtre et porte de cave. Soyez donc rassuré.
En arrivant chez M. Delebecque, j’ai été surpris de voir la cour recouverte d’une poussière rouge. Il avait reçu ce matin 2 obus à quelques minutes d’intervalle et à quelques mètres de distance. Delebecque passait en ce moment dans la cour, il a été blessé par quelques éclats de verre au cou. C’est une providence qu’il n’ait pas été plus gravement atteint. Ces bombes ont traversé les murs du magasin, saccagé le petit magasin aux alcools dont plusieurs foudres sont perforés et le liquide perdu. Dimanche la maison Brissy et celle voisine, le cabaret Gadoux se sont effondrés complètement. Heureusement les habitants étaient sortis. Dans la cave Brissy aujourd’hui couverte de plus de 3 mètres de décombres se trouvent les collections de Souilliart ! L’aspect en est bien plus triste que celui des maisons voisines. Je regrette sincèrement la façade Brissy que je regardais comme l’une des plus belles de la place. Coïncidence curieuse, la veille je m’étais longuement arrêté devant cette façade pour l’examiner en détail. Je rumine chaque jour la reconstruction de notre petite place dont aucune maison ne pourra être réparée et je me disais si j’avais à reconstruire sur la place, voici le pignon que je choisirais. Il ne faut pas en déduire que je sois partisan d’une reconstruction à l’identique à tout ce qui existait sur la petite place. Non je voudrai seulement la conservation du pignon flamand mais modernisée de manière à marquer aussi notre époque. C’est là un grand projet dont nous causerons plus tard avec nos amis. C’est un grand rêve direz-vous peut-être qui sait ? En attendant il me satisfait et me distrait des inquiétudes de la guerre et de toutes les choses qui vous écœurent avec raison. Notre société est malade, l’Union sacrée est bien peu pratiquée. Que faudra-t-il donc pour ramener de meilleurs sentiments ? Une nouvelle génération avec moins de farceurs.
Agréez mes sentiments d’amitié
Leroy
Arras le 4 janvier 1917
Cher Monsieur Advielle
Je viens vous remercier des vœux si amicaux que vous m’adressez. Je suis confus d’avoir été devancé mais croyez bien que j’éprouverai un réel bonheur de vous revoir bientôt et bien portant .Puissiez-vous retrouver dans notre ville de bonnes années de satisfaction auprès de Madame Advielle et dans vos amicales relations. Ce sont mes vœux de sympathie. J’exprime à Madame Advielle des vœux tout aussi vifs avec beaucoup de force pour remettre en état une maison qui en aura vu de grises. Le vent, la poussière, la pluie et l’humidité y pénètrent sans invitation et les pillards aussi. C’eût été pour moi un vrai plaisir de remettre votre maison sans trop d’avaries et intacts tous les objets qui y étaient serrés. Je ne dois plus aujourd’hui espérer cette satisfaction. J’ai en effet constaté hier mercredi dans la matinée que des pillards avaient renouvelé leur visite et beaucoup plus sérieux, ils ont dû pénétrer par le trou d’obus au second du côté garage après avoir agrandi cette ouverture. Ils ont à nouveau retourné toutes les armoires du second, jeté sur le plancher ce qui s’y trouvait, même le coffre en fer si lourd avait été déplacé. Au 1er, on a ouvert les armoires à glace où il restait peu de choses et essayé d’ouvrir le coffre-fort. On a aussi brisé une vitre de la bibliothèque et forcé la serrure ; un petit meuble à 6 tiroirs que j’avais rangé au1er a été soustrait. Au rez-de-chaussée, on s’est acharné de nouveau sur les armoires de l’arrière-cuisine. Puis la grande attaque a commencé sur la porte de cave. Avec un ciseau on a coupé les pentures et pénétré dans la 1ere cave. Forcer la barrière après avoir arraché le cadenas n’a été qu’un jeu pour des cambrioleurs bien montés. On a ensuite ouvert la grille au-dessus du charbon et probablement la bande étant nombreuse, on a de mains en mains sorti par là ce qui restait des 2 casiers du bas. Vos étains que j’avais mis dans la cave près du coke n’ont pas été touchés.et la grande cave est restée ignorée. J’ai recloué la porte de la cave, Peut-être sera-t-elle un peu endommagée mais je n’avais pas le choix et le temps, pas d’autres moyens. On ne semble pas avoir pénétré dans votre bureau ni rien enlevé dans la salle à manger. Toutefois le vol du petit meuble m’ennuie beaucoup. Y aurait-il un amateur ? J’ai retiré il y a longtemps les saxes de la salle à manger ; demain j’enlèverai la pendule et les candélabres. Aujourd’hui j’ai fait ma déclaration au bureau de police. J’y retournerai demain pour d’autres renseignements qui me sont demandés. Cet après-midi j’ai ramené chez moi des livres et registres placés dans votre bureau ainsi que ce qui restait dans la bibliothèque. Il est certain que l’occupation de votre garage n’est pas favorable. On a pillé également chez Madame Lavallé et M. Hubert. Chez celui-ci, la nuit dernière, on sera entré en forçant la serrure car j’ai vu le gardien tantôt essayant en vain d’ouvrir la porte. Votre serrure a résisté mais une partie de la gâche est brisée. Vous devez comprendre le genre de réflexions que j’ai faites. Elles sont si dures que je préfère ne pas les écrire mais je suis inquiet de l’état d’esprit que je vois.
À bientôt et agréez mes sentiments d’amitié.
Leroy
Hier soir nouvel envoi de gaz. Mais nos batteries ont servi aux boches un bombardement terrible. Quel en sera le résultat ? Je m’attends à une forte attaque ces jours-ci, le temps est favorable.
Arras le 17 février 1917
Cher Monsieur Advielle
Je vous annonce la prochaine visite de M. Sabatté qui vous consultera pour un nouvel envoi à Montreuil de quelques bonnes pièces restant au musée. Je n’ai pu pénétrer chez vous depuis 3 semaines. Je pourrai attribuer la résistance de la porte à la gelée mais je crains que l’on ait mis le verrou de l’intérieur, vous avez un mauvais voisinage. Il était facile pour l’armée anglaise de boucher le passage. Mais !!! Nous allons profiter du gel pour tenter de nouveau d’entrer, monsieur Delebecque m’y aidera. Je rechercherai alors les couteaux si je retrouve une clé au placard car les premiers maraudeurs ont enlevé plusieurs clés ; j’en dis peut être trop ; n’attendez désormais que des lettres très brèves, nous sommes sous les cisailles ! Une barrière de plus à notre isolement ! J’ai retrouvé au faubourg d’Amiens quelques objets à M. Beethum, 2 Dutilleux, un christ argent, deux portraits de famille, une pendule Louis XV. Si M. Beethum ne peut les revoir, je vous les enverrai avec les objets du musée ainsi qu’une caisse renfermant les principales archives de la chambre de commerce que j’avais retirées quelques heures avant l’incendie de nos salles. Veuillez, je vous prie, les placer en un endroit sûr.
Agréez cher Monsieur ainsi que Madame Advielle, l’assurance de mes sentiments dévoués.
Leroy
J’ai obtenu par l’intermédiaire de Monsieur Sabatté la dispense de loger des officiers chez Monsieur Gonsseaume. Ce n’est que pièces encombrées qu’il faut encore achever avec le contenu de l’atelier. Le gendarme (sans pitié) voulait m’en coller 7 avec la collection de domestiques, j’en étais peiné.
Arras, le 18 février 1917
Cher Monsieur Advielle,
J’ai été appelé cet après-midi pour ouvrir votre maison aux gendarmes afin d’apprécier le chiffre des soldats que l’on pourrait y loger. Comme depuis trois semaines je ne pouvais pas y entrer, j’ai demandé avant de forcer la porte de vérifier par l’imposte si le verrou intérieur n’avait pas été mis. Il l’était en effet, j’en ai immédiatement conclu que j’allais voir un nouveau pillage. Je ne m’étais pas trompé. Votre porte de cave, malgré la solidité avec laquelle je l’avais reclouée, a été arrachée et tout le vin de la première cave enlevé. Les maraudeurs se sont introduits côté du garage par la chambre de la bonne. J’aurais cru impossible de forcer mon barrage. Pour y arriver, ils ont brisé la tablette, appui en marbre et fait sauter quelques briques. Le gendarme ne s’est pas arrêté à ce cambriolage. Le cantonnement le préoccupait avant tout : soixante hommes et deux officiers vont être logés là après inventaire. Depuis 23 jours, je suis poursuivi par les gendarmes à la recherche de cantonnement. Ces visites me sont, je vous l’assure, plus pénibles qu’un bombardement. Que de lourdes charges nous occasionne cette longue guerre. Cette nouvelle vous sera particulièrement pénible mais il faut s’incliner. Je ferai tout que je peux pour sauvegarder ce qui reste. J’ai déjà retiré ce soir les étains restés dans la cave au charbon. Demain je retournerai enlever ce qui reste mais sans toucher à la partie murée qui renferme encore tant de choses ! Les cuivres y sont aussi. J’enlèverai ce qui reste de bois dans le jardin. Ecrivez un mot à monsieur Delebecque pour le prier de m’aider à ranger les affaires dans les deux pièces que l’on me laissera soit votre bureau et une pièce au second.
Recevez cher Monsieur ainsi que Madame Advielle l’assurance de mes sentiments dévoués.
Leroy
Le 7 mars 1917
Cher Monsieur Advielle,
Je reçois votre lettre à laquelle je réponds avant de me coucher car demain j’ai encore de l’ouvrage pour deux jours. Parfois je me demande si je ne suis pas mobilisé civil sans le savoir ! Ma lettre vous trouvera convalescent, vous avez eu je crois un empoisonnement des intestins. La semaine dernière j’ai eu un accroc plus faible que le vôtre mais du même genre. J’avais mangé du saumon en conserve de très bonne marque cependant mais qui ne m’a pas réussi. J’avais des envies de vomir, une journée de diète et une purgation m’ont remis à neuf. Surveillez votre alimentation et ne tentez pas de trop longues sorties. Votre prochaine lettre me donnera de bonnes nouvelles ; ainsi que je vous l’ai dit, je suis tenu à une grande réserve sur ce qui se passe à Arras. Les lettres sont souvent ouvertes. Chez nous, rien de nouveau, la maison n’est pas encore occupée à la suite de l’enquête faite ; « le town mayor » m’a adressé la lettre ci-jointe.
Une mauvaise nouvelle apprise hier la mort du bon docteur Ficheux à Croisilles, les boches l’ont accablé et bafoué et il a succombé au chagrin et à l’épuisement. Voyez la Croix du dimanche 4 mars : Souvenir d’un médecin rapatrié. A Etaing, un de mes bons camarades, D. Delattre a succombé aux mêmes tourments après avoir vu ravagée sa belle ferme d’Eterpigny. Je n’ai pu obtenir de nouvelles. Monsieur Deron doit être bien affecté malgré son énergie. A Vitry, j’ai perdu plusieurs parents. Enfin nous faisons des démarches pour rapatrier notre belle-fille retirée à Douai. Nous avons su par une de ses voisines que sa tante était mauvaise et qu’elle avait beaucoup de chagrin. Pour terminer : une bonne nouvelle, j’ai appris que Monsieur Guesnon venait de voir un de ces derniers travaux couronné par l’académie des Inscriptions et belles lettres. Mon fils est allé lui rendre visite, il conserve sa belle intelligence mais perd complètement la vue.
Agréez, cher Monsieur ainsi que Madame Advielle, mes sentiments dévoués.
Leroy
Arras, 25 mai 1917,
Cher Monsieur Advielle,
Je reçois votre lettre : j’ai tardé à vous écrire, Madame Leroy et moi avons été un peu souffrants à la suite des derniers mois d’avril et puis ce que nous avons vu vers Pâques nous démoralisait parfois. Il y a eu une concentration considérable de troupes avec les conséquences inévitables qui en résultent pour notre malheureuse ville. Je supporte difficilement de voir saccager inutilement tant d’intérieurs jusqu’ici respectés et je ne pourrai jamais admettre la devise de trop de monde : « C’est la guerre, faut pas s’en faire. »
Chez vous, il n’y a pas de nouveaux dégâts, vous avez déjà votre part ! Toutefois, la démolition de la toiture menace de nouvelles dégradations. J’ai fait barricader de nouveau la barrière de votre cave. Mon ouvrier passe une visite chaque jour et les fureteurs ne sont jamais satisfaits ! La porte de votre bureau est toujours scellée, mais la pièce du haut où il y a une brèche à la cheminée et celle aux grandes armoires ont été vues et revues plusieurs fois. La porte des cabinets est, j’ai déjà dû vous le dire, enlevée et partie en fumée, de même les cuvelles et bois de la buanderie. En tout, de petites choses mais elles indiquent l’état d’esprit. Que vous avez bien fait de prendre à Montreuil une grande partie de vos affaires. J’espère votre rentrée pour cet été si l’ennemi était encore un peu repoussé. Actuellement, il nous envoie toujours de gros obus la nuit et mercredi il s’en est fallu de quelques mètres pour que le clocher des Ardents ne soit abattu. Chez mon beau-frère Bernaud, un entonnoir de cinq mètres de diamètre a compromis les murs de l’atelier. Chez Watine, rue Doncre, de gros dégâts également, heureusement il n’y a eu aucune victime.
Le directeur ! du musée d’Arras vous a fait un tour en mourant. Plusieurs personnes vous ont pris pour le « de cujus » : jusqu’au brave Martel abordant Delebecque en lui disant « Et bien le pauvre patron a été vite parti !! ». Delebecque ne comprenait pas. Mais en lâchant après qu’il s’agissait de vous il a répondu : « Ce n’est pas vrai car Monsieur Leroy m’aurait prévenu. » Pour vous tant mieux comme cela !!! J’ai appris hier que le fameux fils Bureau avait été condamné à Boulogne à 3 mois de prison pour vol dans une pharmacie !
J’ai reçu une longue lettre d’Octave Bouchez très inquiet sur ses magasins. Il paraîtrait que pour y préparer des cantonnements, on a démonté les cheminées et les divers travaux pour tout remiser dans des coins d’ateliers. Si c’est exact, il y aura pour notre ami un énorme préjudice.
Mes enfants vont bien : ma belle-fille rapatriée est arrivée à Paris en bonne santé. Elle va rejoindre ses enfants à Saint-Omer. Ma fille est partie passer une dizaine de jours à Paris où elle rencontrera toute ma famille. Quand pourrai-je en faire autant ! Je termine, pour ouvrir mon magasin où je reste seul avec Madame Leroy au milieu de clients parfois difficiles à comprendre.
Présentez notre bon souvenir à Madame Advielle et agréez nos sentiments de sincères amitiés.
Leroy
La permission pour venir à Arras s’accordera assez facilement. Votre présence serait justifiée par les mesures à prendre pour arranger votre propriété atteinte par les obus. J’engage Madame Advielle à vous accompagner. J’espère d’ici peu une période de calme.
Arars le 17 juillet 17
Cher Monsieur Advielle
Je vous communique la lettre de M. Demont en vous priant d’y répondre. Les tableaux d’E. Breton ont été sauvés et sont actuellement au Louvre. Celui de J. Breton, Le repos s’y trouve également. Je ne me souciais pas de celui de mad .Pépin [?]. Quant au Déluge, il a été incendié. Vous vous rappelez qu’il était assez haut placé ; au moment de l’incendie je n’ai pu trouver une échelle pour le retirer. Les ligatures en fil de fer étaient déjà très difficiles à détacher à la cimaise. Jugez de la difficulté pour les tableaux du haut. Je rageais d’abandonner les quelques toiles que je ne pouvais atteindre. Nous étions là quelques-uns complètement impuissants devant l’extension rapide du sinistre. Avez-vous revu le beau tableau de Damoye : une Prairie. Plus certain de l’avoir retiré et l’avoir remis à un sauveteur pour l’emmener du côté de l’évêché. Or je n’ai pas vu figurer ce tableau sur les listes que je possède. N’envoyez pas de carton. Je vais tâcher d’obtenir l’aide de l’armée pour couvrir votre maison, je ne sais pas encore dans quelles conditions. Il faudrait, je crois, l’envoyer à la Préfecture. M. Gerbore pourrait vous renseigner. C’est l’équipe de la Cie des eaux qui ferait l’entreprise si autorisation lui est donnée. Mes félicitations à votre petit-fils. Je suis certain que vous aurez éprouvé tous deux une grande joie de ce premier succès. Présentez, je vous prie, mes hommages à madame Advielle et agréez pour vous, mes sentiments d’amitié.
Leroy
Cet après-midi, je vais chez vous ; j’ai déjà tout clôturé. Je ramènerai ce qu’il y a d’intéressant dans le buffet.
Arras le 8-XII-17
Cher Monsieur Advielle
J’aurais voulu vous annoncer l’arrangement de votre maison ; il n’en est rien encore. Je ne comprends pas la manière de procéder de l’armée. On nous donne matériaux, clous, carton mais pas d’ouvriers. Les quelques-uns rentrés chez Hautcoeur [il s'agit très certainement de Haultcoeur-Lamiral qui dirigea l'entreprise générale de travaux publics et particuliers] sont absorbés par le lieutenant Dumand qui les utilise à son gré de telle sorte que les offres de payer largement les réparations n’ont aucun effet. Je sais que M. Hautcoeur a signalé cet état de choses à environ 150 de ses clients parmi lesquels votre nom est inscrit. Il a dû les prévenir de son impuissance et leur demander d’écrire à l’autorité pour se plaindre des lenteurs et de la méthode pour effectuer les travaux demandés par la clientèle payante. Il semble que tout coopère à détruire notre ville. Vous avez appris le bombardement subi il y a une huitaine et les quelques jours suivants. Mon quartier a été bien touché ; l’école de la rue des Louez-Dieu, la maison du capitaine Baggio rue des 3 Pommettes, 2 maisons rue des Rapporteurs, celle de Madame des Parapluies ([?] près de chez D’Hinnin etc….puis celle du général Carry, rue des Portes-Cochères, celle de M. Villerval, celle de Madame Bléry rue Méaulens ; enfin et toujours les environs de la gare. Malgré notre bon espoir, nous arrivons à nous demander avec anxiété comment tout cela se finira. Il y a une sorte d‘inconscience parmi certains de nos dirigeants. N’y a-t-il pas à craindre une révolution ? En attendant, on est révolté. Ne pourrait-on, pour Arras, réclamer la rentrée de quelques conseillers municipaux. Si un groupe n’existe pas sur place pour demander et au besoin protester, rien n’avancera. Nous avons cependant un colonel strict au règlement mais qui ferait tout son possible pour nous aider. Jusqu’à présent il y a lieu de croire que la place et la mairie ne se connaissent pas ou tout au moins ne se fréquentent pas ! J’attends ces jours-ci M. Bouchez Octave qui est assez perplexe pour se mettre en route car aussitôt un bombardement ici, on bloque notre route d’Amiens à St-Pol. Votre maison est toujours habitée ; les occupants sont bien
[Il manque la fin de la lettre.]
Arras le 17 janvier 1918
Cher Monsieur Advielle
Après le mauvais temps que nous venons de subir, j’ai le regret de vous annoncer quelques nouveaux dégâts dans votre maison. J’étais passé chez vous samedi dernier pour constater si l’occupation s’effectuait convenablement et si la neige avait fait de gros dégâts. J’ai été navré de ma visite. Les portes scellées du second ont été ouvertes. La pièce aux grandes armoires a encore été retournée complètement. Votre bibliothèque en acajou que j’avais abritée là est brisée et une partie a été enlevée pour se chauffer très probablement. La porte de cave a été déclouée Quant au meuble Louis XIII, il y manque 1 rayon et le panneau du dessus. J’ai fait une demande à la Place pour ramener ce meuble chez moi de crainte que ces jours-ci, il soit transformé en bois de chauffage. J’ai obtenu pour mercredi le gendarme et le policeman nécessaires pour constater l’enlèvement du meuble inventorié. J’ai fait constater les dégâts et l’enlèvement des scellés. La pluie tombe partout et les planches sont, du grenier au rez-de-chaussée, noyées à flaques. C’est à tel point que le policeman a noté ce cantonnement pour le faire rayer comme insalubre. Il est réellement regrettable qu’on ne puisse obtenir de la Place l’application du carton bitumé. La toiture est toute préparée pour le recevoir. On est ici mécontent du service de restauration. Chaque jour je relance mon beau-frère pour avoir une solution sans rien obtenir. Il faut vous dire que la maison Hautcoeur doit employer la main d’œuvre militaire et que celle-ci est sous la direction de M.Masson et de son lieutenant Dumand d’où les tiraillements continuels dont nous subissons les conséquences. Mais le plus triste c’est la cave de votre maison. J’ai failli y prendre un grand bain. Elle est en effet pleine d’eau jusqu’à la 5° marche. Les occupants ont fait rouvrir la prise d’eau sur la rue et ont négligé de fermer le robinet d’arrêt lors de la gelée. Les tuyaux sont crevés, vous voyez le désastre. J’ai fait arrêter l’eau et réclamé l’épuisement de la cave ? Mais l’obtiendrais-je ? Si demain on n’est pas venu, je réclamerai à nouveau. Que va-t-il advenir de la cave muré ( ?). Votre vin et tous les objets que nous y avions retirés. Peut-être faudra-t-il l’ouvrir mais alors votre présence sera nécessaire. Le bahut est chez moi plus une glace avec cadre peint en blanc, une autre glace plus petite, 1 bois de fauteuil Louis XVI, 1 cache-pot en Gien, une cave à liqueurs en partie brisée. Les armoires de la salle à manger ont leurs portes intactes de même que votre bureau. Quand les occupants partiront, je réclamerai un nouvel inventaire. Je suis, vous n’en doutez pas, très ennuyé de vous écrire cette lettre qui va désoler Madame Advielle mais je ne peux à cause de la cave murée vous cacher la situation. Votre présence sera aussi nécessaire pour établir votre réclamation au sujet des dégâts de l’occupation.
Présentez, je vous prie, notre bon souvenir à madame Advielle et agréez pour vous mes sentiments amicalement dévoués
Leroy
Poix le 30 mars 1918
Cher monsieur Advielle
C’est avec un sentiment de grande tristesse que je viens vous annoncer mon départ d’Arras menacé de l’entrée des Allemands. J’ai dû tout abandonner, mes marchandises, mes dépôts et tout ce qui constituait le confort et l’agrément de mon habitation. Que va-t-il advenir de tout cela ? Je m’en remets à la grâce de Dieu. M. Rohart, son fils, M. Delannoy, M. Matton, M. Tierny et moi qui devaient rester, avons été prévenus de partir sans retard : plus d’eau, plus de pain, plus de police, plus d’hôpital. Il eût été imprudent de ne pas suivre l’ordre donné. M. Boursier qui devait rester avec nous avait été tué la veille en faisant l’enlèvement de quelques archives de la mairie. Avant de partir, nous sommes allés pour son enterrement mais il a fallu différer tellement il tombait d’obus. La cérémonie remise pour l’après-midi ne put avoir lieu et le cercueil a été abandonné aux soins des Arrageois. La maison de Madame Dhé-Parenty a été détruite ainsi que celle voisine pendant que M. le chanoine Millisnant [ ?] qui l’occupait était retenu à Achicourt pour un enterrement. C’est grâce à cette circonstance qu’il doit très probablement la vie. M. Rohart bien triste est à Avesnes-le-Comte où j’étais hier. J’ai dû voyager tout l’après-midi d’hier jusqu’à 10 heures ce matin pour atteindre Poix où j’ai retrouvé Madame Leroy et ma fille. J’ai la promesse formelle du maire d’être rappelé aussitôt que lui-même pourra rentrer. Cette situation ne peut pas durer et malgré mon anxiété, je n’abandonne pas ma confiance. Ici c’est la panique : défilés de gens, de voitures, de troupeaux, tableaux aussi pénibles à voir que les mauvais jours de notre ville. Il nous faut conserver tout notre courage pour résister aux bruits plus ou moins faux que l’on rapporte aux coins des rues.
Agréez, ainsi que Madame Advielle, l’assurance de mes meilleurs sentiments et donnez-moi de vos nouvelles.
Victor Leroy chez Mademoiselle Sire, rue Notre-Dame, Poix-de-la-Somme
Alizay Eure 23-10-18
Cher Monsieur Advielle
J’ai votre lettre du 19 octobre et ma demande pour aller à Arras date d’une quinzaine de jours ; je l’ai adressée au capitaine Dumand. Pour faire coïncider nos voyages, vous pourriez vous adresser à lui. Je compte rester une bonne quinzaine là-bas ; si, à ce moment, vous n’aviez pas votre autorisation, je vous la réclamerais à la Place. Je n’ai pas été avisé du départ du wagon ; il est évident qu’avec le profond recul survenu, on aurait pu vous demander s’il y avait encore nécessité de faire l’expédition. Il semble, d’après un mot de votre lettre, que vos objets sont parvenus mouillés. C’est réellement désagréable. Vous avez vu M. Sabatté. Celui-ci aurait donc fait une nouvelle expédition depuis quelques temps. Je suis curieux de savoir si une note a été remise au maire. Lors de votre voyage, vous feriez bien de prendre copie de la précédente liste ou de vous la faire adresser par M. Rohart à Montreuil. Je n’ai pas eu confirmation du bruit que les trains allaient actuellement jusqu’à la gare d’Arras. Ce doit être... Votre retour définitif est lié avec celui de votre dépôt. Où pensez-vous loger ce lot important ? Et pour cette place il faut prévoir aussitôt la paix signée un retour des objets à Paris et à ceux prêtés à l’exposition du petit Palais. Quand le moment sera venu, on demanderait à Desavary de nous aider pour sa surveillance. Nous ne manquons pas d’occupation à Alizay, heureusement pour notre moral : jardinier, peintre, menuisier, serrurier, excursionniste, ne voilà-t-il pas de quoi remplir de bonnes journées ? Depuis le départ de nos enfants, nous jouissons d’un calme extraordinaire qui plaît beaucoup à madame Leroy, ainsi ne pense-t-elle pas retourner de sitôt à Arras.
Avez-vous lu l’article paru dans le dernier numéro de La France envahie sur la municipalité d’Arras. C’est dur mais un peu mérité. Il doit y avoir, fin de ce mois, une réunion du Conseil municipal et probablement du Bureau de bienfaisance. C’est l’occasion trouvée pour vous [de]venir.
En attendant le plaisir de vous serrer la main, présentez le bon souvenir de nous tous à Madame Advielle et agréez pour vous, l’expression de mes meilleurs sentiments.
Leroy
Arras, le 4 avril 1919
Cher Monsieur Advielle,
Je reçois votre lettre du 31. Nos lettres se sont croisées et je sais depuis que Monsieur Hautcoeur a reçu votre adhésion. Vous pensez me retourner celle non signée que je vous avais adressée. Ci-joint modèle d’une demande à adresser à Monsieur le Préfet en ayant soin de faire recommander votre lettre. J’irai jeter un coup d’œil lors de l’expertise pour montrer tous les dégâts ; écrivez à Monsieur Hautcoeur que vous avez adressé cette demande à Monsieur le Préfet, qu’il y a urgence afin de couvrir tout au moins votre maison avant votre rentrée. Je n’ai pas retrouvé l’inventaire du Musée je l’aurais rangé avec les papiers que j’ai emballés pour Paris ; j’ai demandé qu’on me les retourne. J’ai entretenu Bauvois pour les carrières nécessaires au retour mais les locaux ne seront pas préparés complètement pour le 15 ; quant aux voitures, je préférerais que vous vous adressiez à Monsieur Sabatté par lettre. Il demeure place Victor Hugo. Si celui-ci y met de la bonne volonté, nous sommes certains d’obtenir les camions nécessaires – Pas trouvé encore de gîtes pour vous ; M. Delebecque, Madame Lardé et d’autres s’en occupent avec moi. Je retournerai demain demander à Monsieur Hubert s’il peut couvrir son toit, il y aurait alors son appartement du second qui serait convenable (au dire de Madame Hubert). Je regrette une fois de plus mes appartements dévastés, vous auriez été là si tranquille. Le beau-père de mon employé ne touchera pas au jardin, il est à l’hôpital. Il a été il y a deux jours renversé par une voiture militaire et a une plaie à l’épaule et une jambe très contusionnée.
Recevez, ainsi que Madame Advielle, l’assurance de mes meilleurs sentiments.
Leroy
Arras, le 9 (7 barré) avril 1919
Cher Monsieur Advielle,
J’ai bien reçu votre lettre du 4 avril, et vous engage, avant votre retour définitif, à venir passer une journée à Arras. Malgré toutes mes recherches et celles d’amis, je ne trouve pas d’appartement d’attente pour vous. L’appartement de Monsieur Hubert ne sera pas réparé de sitôt. J’en reviens à mon premier projet. Vous installer chez vous. Votre visite liquiderait cette question. Vous auriez à m’envoyer à grande vitesse une literie complète avec couverture et drap que vous pourriez prendre en bagage ; j’arrangerai la chambre pour le mieux avec l’aide de Monsieur Delebecque. Par la même occasion vous rendriez visite à Monsieur Sabatté pour obtenir immédiatement des camions (il est temps). Puis, nous visiterions les salles que l’on nous offre, Monsieur Sabatté serait partisan du Saint-Sacrement !!!
A bientôt donc, je ne quitterai pas Arras avant dix jours. Mon bon souvenir à Madame Advielle et à vous mes sentiments d’amitiés.
Leroy
Je pensais cette lettre envoyée depuis deux jours.
Arras, le 13 avril 1919
Cher Monsieur Advielle,
C’est chose convenue : Monsieur Sabatté vous donnera tous les camions nécessaires pour ramener à Arras les objets du Musée. J’ai parlé de trois ou quatre camions, ce nombre suffira-t-il ? Remerciez par lettre Monsieur Sabatté (il n’a reçu la lettre que vous lui aviez adressée), vous lui donnerez exactement le nombre de camions nécessaires. Je fais prendre la salle des Beaux-Arts car au Saint-Sacrement il ne faut pas y songer : le parloir seul est convenable mais peu sûr pour la conservation. Dizel et Monsieur Delebecque se chargeront de votre maison. Vous mettrez à part vos matelas et l’indispensable pour préparer votre chambre aussitôt et vous arriveriez deux jours après. Je demande en votre nom les toiles nécessaires pour boucher vos fenêtres, au moins celles des pièces à habiter. Quand vous serez rentré, vous harcelerez Hautcoeur qui n’est pas encore venu chez vous ni son architecte.
Recevez ainsi que Madame Advielle l’assurance de mes sentiments dévoués.
Leroy
Dressez sur un petit cahier la désignation des caisses, tableaux et objets expédiés, 1, 2e, 3e voiture avec désignation M (Musée), A (Advielle), (D divers, tel que Madame Vaillant et V Leroy) autant que possible mettre A et D en un camion à part.
Arras, le 16 avril 1919
Cher Monsieur Advielle,
En lisant votre dernière lettre je pense combien vous allez être surmené par le chargement des camions. Trouverez-vous là-bas le personnel nécessaire et soigneux pour diriger ce travail. Je demanderai à Monsieur Sabatté de vous envoyer avec les chauffeurs un ou deux soldats dressés à cette besogne. Maintenant, pour votre mobilier, faites tout préparer de sorte que le jour arrivé les camions ne soient pas tenus longtemps à Montreuil – enfin si vous aviez besoin d’aide pour le contrôle du chargement, je peux vous envoyer mon employé comptable habitué à relever des inventaires ; peut-être vous serait-il bien utile surtout s’il faisait du mauvais temps. Ne commettez pas d’imprudence car vous êtes bien indispensable ici. On a commencé hier le nettoyage des quelques pièces pouvant vous recevoir. Quant aux autres il faudra votre présence pour amener Hautcoeur au travail des préparations. Je fais pour vous une demande au château d’eau afin de faire revivre votre abonnement et réparer les tuyaux qui avaient été crevés par la gelée. Je ferai examiner la conduite, purger la buanderie. Je vous communique la deuxième lettre de Madame Bidart qui cherche à tirer de son immeuble la forte somme ! j’ai répondu de suite ; mon appréciation pour tout l’immeuble fortement endommagé : 50 000. Si elle ne veut pas vendre tout, je lui demande le petit cabaret pour 10 000 avec réserve de l’approbation de nos amis. Ai-je bien fait ?
Présentez mon bon souvenir à Madame Advielle et agréer pour vous mes sentiments dévoués.
Leroy
Ferez-vous votre chambre à coucher au 1er ou dans votre salon ? Avez-vous les foyers qui se trouvaient au 1er ? ?
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